vendredi 22 juin 2018

La saga familiale des Jacob

Le 12 juillet 1876 naissait à Quimper, le poète Max Jacob. Son père, Lazare Alexandre naquît à Tours, le 28 janvier 1847. Retour sur cette saga familiale exceptionnelle.


L'acte de naissance du père de Max Jacob (archives municipales de Tours)

Tours joua un rôle important dans l'histoire de la famille Alexandre-Jacob.
Le grand-père paternel, Samuel Alexander (1811-1889), venait de Neunkirchen, dans la Sarre. 
De 1801 à 1814, cette région Rhénane appartenait à la France mais elle sera partagée entre la Prusse et l'Autriche, à la chute de l'Empire napoléonien. 
Dès son arrivée en France, le nom d'Alexander est francisé en Alexandre
Samuel, jeune tailleur immigré, de confession juive, s'installa d'abord à Paris puis à Tours (Indre-et-Loire), avant de prendre la direction de la Bretagne : Lorient en 1850, dans le Morbihan, puis Quimper, en 1858, dans le Finistère.

De son union avec Marthe Mayer (1818-1884), une première fille, Julie, naît à Paris en 1846.
Le 28 janvier 1847, la famille s'agrandit avec un premier fils, Lazare, né au 1, rue du Commerce, à Tours, comme l'atteste l'acte de naissance enregistré par la mairie. (lire ci-dessus)
L'acte original de la circoncision, de Lazare Alexandre,
rédigé par Jacob Halphen en judéo-alsacien 
Les Alexandre respecteront la tradition juive en faisant pratiquer la circoncision de leur fils huit jours après sa naissance, conformément à la loi rabbinique.  Jacob Halphen (*), mohel de Haute-Marne, viendra spécialement de Paris à Tours pour exécuter le rite au domicile familial. A cette époque, Tours ne disposait pas encore de synagogue, inaugurée en 1908.
Le dépouillement du mohelbücher (registre de circoncision)
Pour l'état-civil l'enfant se prénomme Lazare mais c'est la version biblique Eliezer (en hébreu : Dieu a secouru), qui est mentionnée sur le mohelbücher, le registre des circoncisions. Le nom du parrain (sandaq) n'est pas mentionné sur l'acte.


Jacob devient le patronyme familial en 1888


L'installation des Alexandre à Tours sera de courte durée puisqu'en 1850, c'est à Lorient (Morbihan) qu'un second fils, Maurice, voit le jour.
Assurément, la terre bretonne est plus propice aux affaires de la famille qui développe la broderie bretonne et sa commercialisation vers Paris. 
Artisans réputés, les Alexandre, père et fils, sont parfaitement intégrés et lorsque la guerre éclate en 1870, ils ne sont pas traités en "ennemis" malgré leurs origines allemandes. 
A partir de cette période, ils développent même des succursales grâce au succès de leurs créations qui vont jusqu'aux décorations de l'habit vert des Académiciens. En 1867, les organisateurs de l'Exposition Universelle, font appel à la maison quimpéroise et Samuel y obtiendra une médaille d'argent.
En 1860, "A la Belle Jardinière" fait de la publicité dans la presse locale
Sous la raison sociale "A. Jacob et Cie" l'entreprise Alexandre prospèrera. La marque "Jacob" sera mise en avant pour une raison purement commerciale, estime l'association des Amis de Max Jacob qui rappelle que les Alexandre sont associés à leurs cousins Jacob, de Lorient. 
Outre une maison de tissus, "A la Belle Jardinière", installée au 8, rue du Parc à Quimper, dans un immeuble près de l'Odet, ils possèdent au n° 24 l'enseigne "Au bon marché" réservée à la confection.
Le 25 juillet 1871, Lazare épouse Prudence Jacob (1849-1937), à la mairie du 4e arrondissement à Paris. Ils auront sept enfants (lire ci-dessous).
En 1873, la famille obtient la naturalisation française.
En 1888, Tours revient au centre de la saga familiale : par décision du tribunal civil, le 21 juin, Lazare Alexandre, obtient officiellement son changement de patronyme. Toute la famille peut désormais porter le nom de Jacob.
L'année suivante, Samuel, qui est veuf depuis cinq ans, s'installe près de son fils Lazare, et meurt le 18 juin 1889.
Au paroxysme de l'affaire Dreyfus, en 1899, l'antisémitisme n'épargne pas les Jacob : des "à bas les juifs" sont placardés sur les vitrines et au lycée, le jeune Max subit les affres de certains dès 1893-1894...
Lazare ne fléchit pas et il tient bon les rênes de l'entreprise jusqu'en 1913 où il décide de vendre. 
A 67 ans, en 1914, il ouvre un magasin d'antiquités qu'il tiendra jusqu'à sa mort en 1917. Il sera repris par sa veuve et deux de ses enfants, Julie et Gaston.
A l'automne 1940, victimes des lois antisémites de Vichy et des ordonnances allemandes, tous les biens des Jacob seront placés sous l'autorité d'un administrateur et "aryanisés".
Sur les sept enfants Jacob, trois - Gaston, Max et Myrthé-Léa ainsi que son mari Lucien Lévy - disparaîtront dans la Shoah.

Thierry Noël-Guitelman

(*) Jacob Halphen, de Bourbonne-les-Bains (Haute-Marne) tenait à jour son mohelbücher, le registre de circoncisions. Il en effectua 605 de 1828 à 1865 dont 433 à Paris. Ce registre, retrouvé en 1994 sur le couvercle d'une poubelle, à Paris, est conservé depuis 2009 par la Bibliothèque de l'Alliance Israélite Universelle. Remerciements à Avraham Malthête, bibliothécaire-paléographe, spécialiste des collections de livres hébreux anciens et de manuscrits.


Les sept enfants Jacob 

Julie-Delphine : née à Quimper le 24 juillet 1872. Décédée brutalement le 15 avril 1942.
Maurice : né à Quimper le 10 février 1874. Décédé en 1932. Il fit sa carrière dans l'administration coloniale en Afrique.
Gaston : né à Lorient le 15 mai 1875. Victime des persécutions antisémites, il est arrêté à Quimper le 16 juillet 1942, dans les jardins du théâtre. Condamné à deux mois de prison pour infraction à la 9e ordonnance allemande du 8 juillet 1942, interdisant les lieux publics aux Juifs, il sera à nouveau arrêté le 16 décembre 1942. 
Il sera gazé à Auschwitz le 16 février 1943 (convoi n°47 du 11 février 1943).
Max Jacob en 1916
par Modigliani
Max : né à Quimper le 12 juillet 1876, le poète et artiste-peintre, se convertit au catholicisme en 1915. Picasso sera son parrain. 
En 1909, sur le mur de sa chambre, le Christ lui était apparu. 
Recensé comme juif à la sous-préfecture de Montargis en vertu de l'ordonnance allemande du 27 septembre 1940, privé de droits d'auteur à partir de novembre 1940, ses oeuvres seront retirées de la vente et pilonnées à partir de mai 1943.
Les gendarmes viendront vérifier qu'il porte l'étoile jaune à deux reprises, les 12 juillet et 1er octobre 1942.
Retiré à partir de 1936 à l'abbaye bénédictine de Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret), il y sera arrêté le 24 février 1944. 
Interné à Drancy, il meurt d'épuisement le 5 mars, victime d'une pneumonie, en dépit des interventions de ses amis Cocteau et Sacha Guitry pour le faire libérer. 
Lire sa biographie établie par l'Association des Amis de Max Jacob et la chronologie des persécutions établie par les Cahiers Max Jacob.
Jacques : né à Quimper le 27 novembre 1880. Il sera dépossédé de son magasin de layette à Paris. Décédé en 1960.
Myrthé-Léa : née le 24 août 1884 à Quimper. Veuve depuis un an, elle est arrêtée à son domicile à Paris le 4 janvier 1944. Internée à Drancy, déportée à Auschwitz par le convoi n° 66 du 20 janvier 1944. Elle sera gazée cinq jours plus tard. 
Son mari, Lucien Lévy, artisan bijoutier au 46 rue de la Pierre-Levée à Paris XIe, avait été arrêté le 12 décembre 1941, lors de la "rafle des notables". Interné au camp de Royallieu, il meurt à l'hôpital de Compiègne le 8 mars 1942. 
Leur fils Robert, né en 1909, malade mental, interné à Villejuif, n'ayant pas été déclaré échappa aux arrestations. Il décède en 1980.
Suzanne : née le 10 juillet 1887. Décédée le 1er septembre 1887 à un mois et vingt jours.

mardi 5 juin 2018

La place de l’étoile…Ie 7 juin 1942

L'étoile jaune sur un ourson en peluche, sur un timbre israélien
émis pour le cinquantenaire de Yad Vashem en 2003

7 juin 1942 : les Juifs de la zone occupée ne peuvent plus paraître en public sans porter l'étoile jaune au risque de se faire arrêter.Des Justes ont sauvé de nombreux Juifs. Mais en 2018, qui sont les nouveaux Justes ?



Une touchante histoire juive se trouve en exergue du premier roman de Patrick Modiano, prix Nobel de littérature 2014  : « Au mois de juin 1942, un officier allemand s'avance vers un jeune homme et lui dit : «  Pardon, monsieur, où se trouve la place de l'Étoile ?  Le jeune homme désigne le côté gauche de sa poitrine. » 

Ce fait, réalité ou fiction, se passe le dimanche 7 juin 1942, le premier jour du port obligatoire de l’étoile jaune. 
Imposée par l’ordonnance allemande du 29 mai 1942, pour toute la zone occupée, cette mesure de persécution introduite dans l'ensemble du Reich dès septembre 1941, interdisait aux Juifs, dès l’âge de six ans de paraître en public sans porter «  l‘étoile juive ». Une étoile à six pointes, de la dimension de la paume de la main, aux contours noirs, avec l’inscription «  Juif ».  
« Elle devra être portée bien visiblement sur le côté gauche de la poitrine, solidement cousue sur le vêtement » soulignait le texte paru dans le Verordnungsblatt für die besetzten französischen Gebietele journal officiel allemand. 
Des manifestations auront lieu à Paris. 
Une quarantaine de personnes seront arrêtées pour défaut d’étoile ou pour avoir porté des insignes avec des inscriptions « zazou », « swing », « potache », « papou ». L’actrice Jeanne Moreau, rappelait en 2012, avoir porté l’étoile à 14 ans «  par solidarité pour ses copines juives ». Des gestes de solidarité, anti-nazis, anti-Vichy. (1)
Un informateur indique dans son rapport que « dimanche 7 juin, les israélites ont l’intention de faire une manifestation, secondée par le parti communiste et les gaullistes. Le but de cette manifestation, s’ils peuvent se grouper, serait de descendre l’avenue des Champs-Elysées par petits groupes, portant bien en vue l’étoile jaune sur fond noir avec inscription « Juif » et les communistes porteraient le même insigne, mais au lieu du mot « Juif », ils porteraient la région dont ils sont originaires ou une région quelconque. » (2)
A l'Oratoire protestant du Louvre, le pasteur Bertrand, déclare dans son sermon dominical : « Depuis ce matin, nos compatriotes israélites sont assujettis à une législation qui froisse dans leur personne et dans celle de leurs enfants, les principes les plus élémentaires de la dignité humaine. » (3)
Même émoi chez les catholiques. Le cardinal Suhard, archevêque de Paris, autorise une protestation en chaire à l’église de la Sorbonne. Le chanoine Jean Rupp s'insurge : « Une mesure incompréhensible pour l’âme française et où elle se refuse de se reconnaître, vient d’être prise par les autorités d’Occupation. L’immense émotion qui étreint le Quartier Latin ne nous laisse pas insensibles. Nous assurons les victimes de notre affection bouleversée et prions Dieu qu’il leur donne la force de surmonter cette terrible épreuve ».  (4)
A la Sainte Chapelle, au cours de la messe réunissant le barreau parisien des avocats, le prédicateur, suppléant du cardinal, rappelle que "Juifs et chrétiens sont des frères ". (5)
A Vichy, le révérend-père Victor Dillard - déporté, il mourra d’épuisement à Dachau en janvier 1945 - invite ses fidèles de l’église Saint-Louis, le 19 juin à prier «  pour les 80.000 Français que l'on bafoue en leur faisant porter une étoile jaune ». (6)

Les nouveaux Justes


En riposte au torrent de délations, aux multiples dénonciations et arrestations, des Justes sauveront des Juifs, leur faisant passer la ligne de démarcation, les cachant, baptisant leurs enfants. 

Des gestes, certes minoritaires, totalement désintéressés, qui transcendent la règle pour sauver des vies.
Depuis 1963, l’Institut Yad Vashem à Jérusalem, a décerné 26.513 titres de Justes parmi les Nations, de 26 nationalités différentes, à ceux qui n’ont pas hésité à mettre  leur vie en danger pour sauver des Juifs, pourchassés dans toute l’Europe. Ils sont 3.328 en France où, sur 320.000 Juifs en 1940, 76.000 seront déportés. Seulement 2.551 reviendront, dont pas un seul enfant.
Face à l’étoile jaune et à l’extermination génocidaire programmée, une volonté de survie s’exprimait, comme pour rappeler que le « Magen David » , le bouclier du roi David, protège les Juifs. 
Soixante seize ans plus tard, ces actions entrent en résonance avec la France de 2018. 
Face au terrorisme islamiste, il a fallu plusieurs mois pour que la justice reconnaisse le caractère antisémite des circonstances de la défenestration mortelle de Sarah Halimi, 65 ans, en avril 2017, après avoir été rouée de coups. Il a fallu un second crime du même type avec la mort de Mireille Knoll, 85 ans, une rescapée de la Shoah, poignardée le 23 mars 2018, pour que le président de la République se rende à ses obsèques religieuses. 
L’antisémitisme revient en force, notamment chez les personnes originaires du monde arabo-musulman où le juif a toujours été considéré comme inférieur, maintenu en « dhimmitude » comme c’est toujours le cas en Iran. 
Mais, en même temps de nouveaux « héros » apparaissent comme le gendarme Beltrame qui s’est sacrifié lors de l’attaque islamiste de Trèbes, le 24 mars dernier. 
Les Justes d’aujourd’hui portent de nouveaux noms et lisent le Coran : Lassana Bathily, jeune musulman de 24 ans, sauveur de l’Hyper Cacher le 9 janvier 2015, deviendra Français onze jours plus tard, aussitôt embauché par la Ville de Paris, alors qu’il attendait sa naturalisation depuis 2014. 
Mamoudou Gassama, Malien sans-papiers, n’a pas eu le temps de penser à sa régularisation quand, en quelques secondes, il s’est porté au secours d’un enfant qui risquait la mort. Pour son acte courageux, il obtiendra une carte de séjour grâce à la circulaire de 2012, du gouvernement Valls. Récupération politique ? Sans doute, ne soyons pas naïfs. 
Ces Justes d’aujourd’hui, en tout état de cause, n’ont pas invoqué Allah pour passer à l’acte de courage !
7 juin 1942 - 7 juin 2018… Rappeler ce que fut l’étoile jaune permet de mesurer le chemin parcouru et le long chemin qui reste encore à parcourir pour en finir avec la haine.

Thierry Noël-Guitelman

(1) Cédric Gruat et Cécile Leblanc : "Amis des Juifs - Les résistants aux étoiles" (Tirésias 2005)
(2) CDJC XLIXa-65 : rapport daté du 6 juin 1942 d'un indicateur du "service spécial"
(3) Patrick Cabanel : https://oratoiredulouvre.fr/patrimoine/loratoire-du-louvre-dans-les-annees-1940-la-tentation-dune-eglise-confessante 
(4) Sylvie Bernay : « L’Eglise de France face à la persécution des Juifs » (CNRS Editions 2012), p. 313)
(5) CDJC-XLIXa-94a : rapport d'un indicateur de la Gestapo
(6) Georges Wellers : « Un Juif sous Vichy » (Tirésias, 1991, p. 221)

> Ce texte a également été publié dans les blogs version française de The Times of Israël du 7 juin 2018