samedi 24 avril 2021

Marguerite, libérée de Drancy pour faciliter le vol de tableaux convoités par Göring

Pilleur attitré de Göring, l’historien d’art Bruno Lohse récupérait des toiles de maîtres pour le chef nazi. Collectionneurs et galeries juives comptaient parmi ses cibles favorites. En 1942, il s’attaque à la célèbre galerie Cailleux en s’appuyant sur les origines de l’épouse du propriétaire…

Judith Marguerite Serf
(1882-1973)
photo Geneanet
Bruno Lohse, marchand d’art allemand et nazi, participa activement au pillage des collections d’art de familles juives françaises pendant l’Occupation. Pour fournir les plus belles oeuvres au criminel de guerre Hermann Göring, il était en contact avec Paul de Cayeux de Sénarpont (1884-1964), dit Cailleux, qui présidait jusqu’en 1941 le syndicat des marchands d’art et antiquaires.

À la tête d’une galerie prestigieuse depuis 1912, ce grand collectionneur, spécialiste du 18e siècle français, catholique, était marié depuis 1910 à Judith Marguerite Serf (1882-1973).

Née à Paris dans une famille juive alsacienne de Buschwiller, elle sera arrêtée le 19 septembre 1942 et envoyée au camp de Drancy pour être déportée…

C’était sans compter sur l’intervention de Lohse qui obtiendra sa libération le 30 octobre. Une faveur obtenue au prix d’un ignoble chantage : en échange, Lohse demanda à Cailleux la liste des tableaux que des antiquaires juifs avaient confiés à leurs collègues aryens. 

Selon Christian Michel, professeur d’Histoire de l’art à Lausanne et à l’université de Nanterre, arrière petit-fils de Marguerite et Paul Cailleux, ce dernier n’aurait pas donné la liste réclamée. D’autres marchands parisiens n’ont pas eu le même scrupule, comme l'antiquaire véreux Yves Perdoux et le comte de Lestang qui révéleront aux allemands les caches de la collection de Paul Rosenberg, moyennant une commission de dix pour cent en tableaux, sur la valeur totale estimée de la collection. (1) 


Les accusations de Léonce Rosenberg


Hector Feliciano, dans son livre « Le musée disparu », enquête magistrale sur le pillage des oeuvres d’art par les nazis, pense au contraire que Paul Cailleux a cédé aux exigences du Commissariat général aux questions juives (CGQJ). Mais, il n’apporte pas de véritable preuve. Il se contente de citer Léonce Rosenberg, le frère de Paul, qui affirmait dans une lettre du 22 février 1945, adressée à la Commission de Récupération Artistique, qu’après le refus du Syndicat des éditeurs d’art et négociants en tableaux modernes de désigner des membres de son syndicat pour administrer des galeries juives « aryanisées », le CGQJ demanda « à Paul Cailleux qui a accepté ce sale travail ».

Et la lettre accusatoire précisait non sans rancune : « Il a immédiatement convoqué le ban et l’arrière-ban de l’Association des Antiquaires, dont il était le président. Il leur a fait croire qu’ils toucheraient une commission sur la liquidation des galeries juives. Beaucoup ont accepté ce rôle de vautours (…) On a alors assisté à une situation très étrange : des galeries d’art moderne liquidées par des marchands d’antiquités, et le propre comptable de Cailleux, qui avait la charge de nommer les administrateurs provisoires, désigné lui-même comme administrateur des galeries Josse Hessel, Bernheim-Jeune et Wildenstein ! » (2)

Feliciano rajouta un couplet à charge pour Paul Cailleux en citant l’enquête de journalistes de L’Express, parue en 1995, sur les oeuvres d’art emportées en Russie par l’Armée Rouge. Il est révélé qu’une nature morte du peintre du 18e siècle François Desportes, exposée au musée Pouchkine à Moscou, figure dans le répertoire des biens spoliés en France comme ayant appartenu à Paul Cailleux. Or, le tableau a été vendu le 16 juillet 1941 par Cailleux au musée de Dusseldörf. « Cailleux aurait ainsi déclaré avoir été spolié d’un tableau pour lequel un musée allemand lui avait déjà versé une importante somme d’argent ». (3) 


Marguerite, orpheline à 9 ans


Bien malgré elle, Marguerite Cailleux se retrouva au coeur des tractations marchandes et des rivalités professionnelles de son mari.

Christian Michel avait 14 ans à la mort de son arrière grand-mère. Tous les jeudis, il allait déjeuner avec elle dans son appartement, au deuxième étage de la galerie. Elle ne lui a jamais parlé de Drancy ni de son arrestation : « Elle avait souffert comme française et non comme juive de la défaite de 1940. Elle exigea que soient fermés les volets de la maison où sa famille s’était trouvée pendant l’exode, lors de l’arrivée des troupes allemandes, ne voulant pas qu’il y ait de spectateurs aux fenêtres pour ce signe de la défaite. »

« Sa famille n’avait aucune affinité religieuse, son frère survivant était franc-maçon. En 1910, elle épousa un jeune marchand qui avait deux ans de moins qu’elle, catholique. Il n’y avait pas de rabbin à son enterrement ni de récitation du Kadisch. Cela n’en fait guère une figure juive ! »


Marguerite n’a pas eu une enfance très heureuse. Ses parents meurent accidentellement lorsqu’elle avait 9 ans. Son père Samuel Serf, horloger, avait 51 ans et sa mère Anna Esther Bloch, 36 ans. Elle sera élevée avec ses frères Marc et André, par leur grand-mère maternelle Pauline Ulmann qui meurt à son tour lorsque Marguerite a 17 ans. Son mariage avec Paul Cailleux chassera les nuages avec la naissance de ses deux enfants Jean, en 1913, et Denise, en 1917.


Dans la galerie du 136, rue du Faubourg Saint-Honoré, Paul travaillait avec son fils Jean, diplômé de l’Institut d’art et d’archéologie, ancien élève de l’Ecole du Louvre. 

Leurs expositions attiraient le tout-Paris des amateurs d’art et des collectionneurs mais les persécutions antisémites viendront compliquer la vie de la famille. 

Hector Feliciano note que « à l’instar de bon nombre de ses confrères, Cailleux réalise des affaires juteuses avec les Allemands, tout au long de l’Occupation ». (4) 

« La réputation de la galerie parisienne est telle que de nombreux officiers supérieurs de la Wehrmacht ainsi que des hauts fonctionnaires du Reich viennent y chercher des pièces pour décorer leurs bureaux ».

Au total, une soixantaine de transactions selon le rapport de l’armée britannique établi à partir des documents comptables de la compagnie allemande Schenker, spécialisée dans le transport d’oeuvres d’art.


La famille cachée dans le Poitou


Début décembre 1943, un an après l’épisode de l’arrestation de Marguerite, craignant une éventuelle aryanisation de la galerie du fait des origines de sa mère, Jean Cailleux, son épouse Daria Kamenka, née à Saint-Pétersbourg, et leurs enfants Marianne, Catherine et Olivier, alors âgés de 7 ans et demi, 5 et 3 ans, se réfugient dans les Deux-Sèvres par l’intermédiaire du pasteur Yan Roullet qui sera arrêté plus tard pour faits de résistance. Ils seront accueillis chez les Simon, une famille du petit village de Thorigné. 

Daria effectuait des traductions pour les protestants, majoritaires dans le pays Mellois. Dans les années soixante, sous le nom de Daria Olivier, madame Cailleux publiera plusieurs romans historiques consacrés à sa Russie natale. (5)

Néanmoins, Jean Cailleux ira témoigner devant le tribunal militaire de Paris, au procès de l’ERR (Einsatzsab Reichsleiter Rosenberg). « C'est lors du procès de Lohse que mon père a témoigné en sa faveur. Dans l’article déjà ancien de la revue L'Oeil, « Dans les ténèbres du Docteur Lohse », on explique que Lohse, sentant probablement le vent tourner, s'était vanté d'avoir fait libérer ma grand mère » souligne Sylvie Delbecq, la fille cadette de Jean Cailleux, née en 1944, petite-fille de Paul. (6)


En 1960, lors des noces d’or de Marguerite 
et Paul Cailleux, mariés le 1er octobre 1910. 
Avec leur beau-frère André Serf (1889-1969) 
et belle-soeur Marcelle (1899-1967) photo Geneanet


Après guerre, la maison Cailleux préféra tourner la page et oublier ce passé encombrant.
Lohse, capturé en Allemagne par les Alliés, et cinq autres inculpés allemands comparaîtront pour pillage d’oeuvres d’art. 

Le 3 août 1950, le verdict tombe après seulement deux jours d’audience. Lohse est acquitté et libéré aussitôt, après un peu plus de cinq années de détention.

Une performance due à son avocat, le ténor du barreau, Me Albert Naud, résistant, défenseur de nombreux collaborateurs, dont Adrien Marquet, ministre de Pétain, et l’écrivain Louis-Ferdinand Céline. 


Sujets tabous…


À la mort de son père en 1964, Jean Cailleux reprend la galerie jusqu’en 1984, secondé par sa soeur Denise Cailleux-Mégret, et à partir de 1960 par sa fille Marianne (1936-2004), diplômée en histoire de l’art. Il décède  à 96 ans en 2009.

Sylvie Delbecq explique que « ces sujets étaient tabous pendant mon enfance et ce n’est qu’à l’âge adulte que j’ai appris tout cela et ce qu’il y avait autour. Les histoires de pillage des oeuvres d’Art et le rôle de mon grand-père m’ont été révélés par le livre d’Hector Feliciano. Tombant des nues, j’ai interrogé mon père à ce sujet, mais il a répondu de façon évasive. La seule chose que je savais était que ma grand mère avait été sauvée par un allemand. »


De retour dans le commerce d’oeuvres d’art à Munich, Lohse offrira des chefs-d'œuvres à des musées américains... L’historien Jean-Marc Dreyfus indique qu’en 1969, Lohse sera l’un des experts pour la vente d’un tableau de Rubens et Brueghel, « Diane et ses nymphes s’apprêtant à partir pour la chasse ». Un tableau déjà vendu en 1940 à Goering…(7) 

À sa mort, en mars 2007, des dizaines de peintures impressionnistes seront retrouvées dans une pièce blindée d’une banque de Zurich, cachées pour la mystérieuse fondation Schönart, installée en 1978 par Lohse au Liechtenstein. Notamment « La Baie de Moulin Huet, à Guernesey » peinte vers 1883 par Auguste Renoir, « Vétheuil avec Seine en hiver » de Claude Monet, spolié en 1941, et « Le Quai Malaquais, Printemps 1903 » de Camille Pissaro, volé par la Gestapo à l'éditeur berlinois Fischer, qui sera rendu à Gisela Bermann Fischer, l’héritière de la famille.


Dans l’ombre de son mari, Marguerite Cailleux aura eu bien du mal à exister : « C’était une femme assez effacée avec un mari assez dominateur » se souvient Sylvie Delbecq.

«  C'était fascinant de la voir si menue, dans le grand appartement du 136 

faubourg Saint Honoré, rempli à ras bord de merveilles… et parfaitement 

à sa place, couverte de très beaux bijoux, mais sans ostentation ».

Après guerre, Paul ne sera pas inquiété à la différence de deux confrères marchands, collaborateurs zélés, mais blanchis par l’épuration. Le premier, Jean-François Lefranc, sera condamné en 1946 pour intelligence avec l’ennemi. Outre la livraison à la Gestapo des 333 tableaux de la collection d’Adolphe Schloss, il confisqua 93 tableaux appartenant à Simon Bauer, parmi lesquels « La cueillette » de Pissarro, qu’il vendra en avril 1944. Après 75 ans de procédures, l’oeuvre sera restituée en 2020 aux héritiers Bauer. 

Le second, Martin Fabiani, assistant de Schoeller dans des ventes aux enchères, défendu par M° Floriot, sera condamné à une amende de cent quarante-six millions de francs.


En 1982, Marianne Roland Michel reprend la galerie familiale jusqu’en 1996, laissant la direction à sa cousine Emmanuelle de Köenigswarter, jusqu’à la fermeture de ce lieu historique en 2000. Son fils, Christian Michel, préférant poursuivre sa carrière universitaire, un nouveau propriétaire prend la suite : Patrice Bellanger, spécialisé dans la sculpture et la terre cuite. A la mort de ce dernier, en 2013, le galeriste Éric Coatelem, qui exerçait juste en face depuis 1986, renoue avec « l’esprit Cailleux ».

Depuis 2005, la Fondation Marianne et Roland Michel attribue chaque année le Prix Marianne Roland Michel en faveur des auteurs spécialisés dans le domaine de l'histoire de l'art et destiné à les aider à publier leurs ouvrages. 

Au gré des rares restitutions de tableaux spoliés qui font de temps en temps l’actualité, la galerie Cailleux garde précieusement ses secrets sur cette époque trouble qui s’efface peu à peu avec le temps. 


Thierry Noël-Guitelman


(1) Hector Feliciano, Le musée disparu (Gallimard 2010) p. 90-91 et témoignage de Christian Michel recueilli en septembre 2020.

(2) Ibid, p. 219-220. Lire aussi l'histoire d'un tableau de Fernand Léger réquisitionné par Göring.

(3) Ibid, p. 323-324

(4) Ibid, p. 207, 216 et annexe I, p. 361 à 370

(5) Jean Marie Pouplain : « Les enfants cachés de la résistance » (Geste éditions/témoignages 1998) p. 106 à 108.

(6) Témoignage recueilli en janvier 2019

(7) Jean-Marc Dreyfus : « 10 890 tableaux, 583 sculptures, 583 tapisseries, 2 477 pièces de mobiliers anciens, 5 825 pièces de porcelaine "Le procès de l’ERR et du pillage des œuvres d’art, Paris, 1950", Histoire@Politique, n° 35, mai-août 2018




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