samedi 18 février 2017

Vie économique, indicateurs de police, pillage des oeuvres d'art...


Des exemptions au port de l'étoile seront délivrées pour aider à la prise de contrôle allemande du tissu industriel, facilité par l’Etat français et sa loi du 22 juillet 1941, instaurant « l’aryanisation » et la spoliation des entreprises juives.

Huit exemptions font état de « pressants motifs économiques » (in denen aus dringenden wirtschaftlichen Gründen eine Befreiung erfolgt ist), en faveur de cadres Juifs d'entreprises réquisitionnées par les allemands (Unilever, l'Office central de répartition des produits industriels, les industries chimiques, automobiles, métallurgiques, etc).
Ainsi, le russe Arnold Perlitsch travaillait chez Simca, et avait effectué ses études techniques à Berlin. Dans sa demande d’exemption du 4 juin 1942, la direction de l'usine automobile souligne que sa collaboration est indispensable au fonctionnement de l'entreprise :
« Nous ne pouvons pas actuellement nous passer de cet employé, ni le remplacer étant donné que l'on manque de traducteurs ayant une formation technique supérieure (...)

Il doit être en contact avec les ingénieurs du Reich et nous aimerions beaucoup éviter les difficultés que le port de l'insigne nommé plus haut, soient évitées. »
L'exemption refusée dans un premier temps, est finalement accordée jusqu'au 31 août 1942, date à laquelle il sera remplacé par un ingénieur italien. (28)


Citons d'autres exemptés :
Nadine Fayol, née Picard, en 1896 à Sao Paulo (Brésil), épouse de Henri Fayol, cadre à l'Office central de répartition des produits industriels, section fers et fontes. La demande est transmise le 2 juin 1942 par le Secrétaire d'Etat à la Production Industrielle au chef de la division économique de l'administration militaire allemande. (29) 

Fritz-Jacob Rothschild, courtier spécialisé dans les carburants et huiles, et son épouse Hélène.
« Elle opère uniquement en appartement et elle ne se montre pas dans la rue. Mais elle est tout à fait indissociable de son mari dans ses affaires » écrit le demandeur d'Unilever. Dans un premier temps, l’exemption ne sera pas accordée à l’épouse de F.J. Rothschild. 

Le couple sera même arrêté et interné à Drancy. Une intervention du Dr Matzke, qui dirigeait la Sodeco (Société d’études et de commerce extérieur, spécialisée dans l’achat des matières grasses alimentaires et industrielles) permettra plusieurs prolongations jusqu’au 28 février 1944. (30)
Gaston Nataf
, roumain, dont le travail à l'EMID, l'établissement métallurgique au service de la Marine, est considéré comme « indispensable » estime l'Amirauté. 

En cas d'arrestation il est expressément demandé, en février 1944, de contacter directement Heinz Röthke, le chef du service Juif de la SS. (31)
Mêmes dispositions spéciales pour Robert Eisler, agent économique (25) et Oscar Kostelitz, ingénieur chimiste, dont l'exemption du 6 octobre 1942 mentionne « qu'une arrestation éventuelle suppose une confirmation écrite du service IV J du chef de la Sipo-SD ». (32)
Charles Simon
, catholique mais dont les grands-parents paternels étaient juifs, obtient son exemption le 5 juin 1942. Accordée, elle sera prolongée trois fois jusqu’au 30 août 1943.
Ce courtier, né à Bordeaux le 9 août 1876, a participé avant-guerre à un comité franco-allemand. Sa connaissance dans le domaine des carburants est considérée comme « indispensable ». (33)


Au service de la police...

La collusion des policiers français avec le service IV-B de la Sipo-SD se révéla d’une redoutable efficacité à travers plusieurs structures : la PQJ (Police aux Questions Juives), puis, la SEC (Section d’enquêtes et de contrôle du Commissariat général aux Questions Juives) à partir du 13 août 1942, la troisième section des renseignements généraux, et le service spécial des Affaires Juives à la direction de la police judiciaire de la Préfecture de police de Paris. (34)
Laurent Joly, dans « Vichy dans la « Solution Finale » (Grasset, 2006) rappelle que la SEC arrêta entre 850 et 900 personnes entre l’automne 1942 et l’été 1944, et parmi elles, environ 650 seront déportées à cause du zèle des inspecteurs de la SEC. (35)
Ces services sont constitués de « volontaires avides de chasse au Juif, grisés par leur énorme pouvoir et irrésistiblement séduits par les multiples possibilités d’enrichissement crapuleux », écrira Georges Wellers, dans « Un Juif sous Vichy ». (36)

Pour faciliter leur action, ces services utiliseront des Juifs, devenus indicateurs souvent forcés : André Haffner, directeur de la SEC (Section d’enquêtes et de contrôle du Commissariat général aux questions juives), condamné à mort par contumace en 1949, interrogé par le Tribunal des forces armées en 1956 (où il sera acquitté) témoignera à propos de ces indicateurs : « Des israélites que l’on arrêtait, puis que l’on relâchait à condition qu’ils « donnent » des affaires. Quand ils avaient permis l’arrestation de tous leurs coreligionnaires de leur quartier, on les envoyait à Drancy à leur tour. » (37)
En octobre 1946, Kurt Schendel, ancien secrétaire du service de liaison de l’UGIF, fera une déposition où il dénonce les pratiques de Robert Jodkun, de la Sipo-SD, qui « avait à sa solde des indicateurs, hommes et femmes. » (38) 
Dans le cadre de la même commission rogatoire, une liste de 32 personnes sera fournie lors de l’interrogatoire de l’inspecteur Henri Jalby. 
Plusieurs indicateurs sont Juifs. (39)
Aussi, six exemptions d’étoile jaune seront accordées début juin 1942 à des Juifs 
« travaillant avec la police anti- juive » indicateurs, dénonciateurs.
Elles concernent Roger Nowina, 47 ans, les frères Robert et Claude Lambert, épiciers, 43 et 42 ans, - ils seront déportés avec leurs épouses, respectivement Suzanne, née Bloch, et Marianne Sarah, née Maus, et leurs enfants (respectivement, Michel et Jacques, et Gérard, Francine et Jean-Pierre), soit sept personnes d’une même famille par le convoi n° 62 du 20 novembre 1943. 

Leur père Daniel Lambert, arrêté le 4 décembre 1943, suivra par le convoi n° 63 du 17 décembre 1943 -, Gaston Naxara, 35 ans, et deux femmes, Hildegard Bergmann, 20 ans, et Camille Wilenski, 44 ans.
Hildegard Bergmann, née en 1922 en Allemagne, était secrétaire. Elle sera déportée à Auschwitz, par le convoi n° 55 du 23 juin 1943. Libérée à Ravensbruck par l’armée américaine en mai 1945, elle sera de retour à Paris le 11 juin 1945. (40)
Maurice Lopatka,
né à Varsovie en 1893, de son vrai nom Moszek Lopatka, obtiendra son exemption le 24 juillet 1942. Il est considéré comme « le plus terrible des informateurs juifs, responsable de l'arrestation de centaines de juifs qu'il faisait chanter avant de les dénoncer pour toucher des deux côtés » précise Léon Poliakov, dans son livre « L’Etoile jaune ». (41)

Arrêté à la Libération par les FFI, détenu dans la prison clandestine de la Villa Saïd qui fut l’hôtel particulier de Pierre Laval, il sera fusillé par les résistants. (42)
Serge Epstein, autre indicateur virulent, obtient son exemption le 15 août 1942. Prénommé en réalité Samuel, il est né à Gordka (Russie), en 1888. (43)
Trafiquant d'or, « autorisé à sortir sans étoile », il aurait fait arrêter « des centaines de ses coreligionnaires », accuse l’inspecteur de la Police des questions juives, Henri Jalby, lors de son interrogatoire. (44)

Une fiche du camp de Drancy du 22 janvier 1944 signale son internement pour « services rendus à la Gestapo »... 
Signalons aussi l’exemption accordée à l’indicateur Eduard Laemle, né en 1877 à Bône (Algérie). Considéré comme Juif, son exemption est limitée du 15 mai 1943 au 15 septembre 1943, puis prolongée jusqu’au 30 novembre 1943. Mais lorsque Röthke demanda son arrestation, en mars, il présentera des papiers prouvant son appartenance à la « race aryenne ». (45)
Arrêté comme Juif, il faisait partie d’une liste de personnes, anciens combattants, qui feront l’objet d’une demande de remise en liberté en avril 1942. (46)

Sept autres exemptions concernent les services de l'Abwehr chargés du contre-espionnage, installés à l'Hôtel Lutetia à Paris, pour traquer les résistants.


Josef Hans Lazar, l'influent chef de la propagande allemande en Espagne, obtient aussi une exemption, formulée par le service de renseignement allemand.
Né à Constantinople en 1895, il a été attaché de presse de la République d'Autriche à Berlin puis à Vienne en 1938 et en septembre 1939 de l'ambassade d'Allemagne à Madrid. En 1943, Franco lui remet la croix du mérite militaire. Pendant la guerre civile espagnole il répandait les idées nazies dans les bulletins paroissiaux, financés par des publicités pour Siemens, Mercedes et Merk.
Après guerre, il deviendra directeur général d'une société de négoce à Madrid puis émigra au Brésil en 1956 et meurt à Vienne en 1961 à 66 ans. (47)

Des exemptions pour mieux piller les oeuvres d'art

Trois exemptions seront accordées en août 1942 aux marchands d'art Juifs Allan et Emmanuel Loebl, et Hugo Engel, galeriste Juif autrichien avec son fils Herbert, chargés d'alimenter le projet de musée voulu par Hitler à Linz, en Autriche, et les collections pillées par le Maréchal Hermann Göring. (48)

Allan Loebl était au service de Bruno Lohse (1911-2007), historien d'art engagé dans la SS, pour lui trouver les plus belles oeuvres. 
Echange de « bons procédés », Lohse fera libérer l'épouse de Paul de Cayeux de Sénarpont (1884-1964), président du syndicat des marchands d'art, et propriétaire de la galerie Cailleux.  Née Marguerite Serf (1882-1973), elle avait été internée à Drancy parce que juive. 
Dans ce syndicat des marchands d'art, on retrouve l'industriel Achille Boitel. Il sera liquidé en 1944 par la Résistance qui plaça une bombe dans sa voiture. 
L'antiquaire Yves Perdoux, en était également membre. Il révéla les cachettes du marchand d'art Paul Rosenberg, obtenant en contre-partie trois Pissaro et un Renoir... (49)
Afin d'échapper à l'aryanisation de la galerie d'art, les enfants et petits-enfants des époux Cailleux de Sénarpont, d'origine juive mais de confession protestante, iront se réfugier au début de décembre 1943 dans le sud Deux-Sèvres, à Thorigné, un petit village proche de Niort. 
Jean de Cailleux et son épouse née Daria Kamenka, femme de lettres d'origine russe, et leurs jeunes enfants Marianne, Catherine et Olivier. Par l'entremise du pasteur Roullet, ils furent cachés chez M. et Mme Simon. Début 1944, ce pasteur sera arrêté par les Allemands pour son action résistante. (50)

A SUIVRE Solidarité, protestations, ambiguïtés de l'UGIF

(28) CDJC XXVa-197 Quatre documents datés du 4 au 29 juin 1942
(29) CDJC XXVa-180 Quatre documents datés du 2 juin au 8 septembre 1942
(30) CDJC XXVa-167 et XXVa-200
(31) CDJC XXVa-193
(32) CDJC XXVa-178 et CDJC XXVa-182
(33) CDJC XXVa-204
(34) Lire Jean-Marc Berlière : « Les policiers français sous l’Occupation » (Perrin, 2001) et Maurice Rajsfus : « La police de Vichy »- les forces de l’ordre françaises au service de la Gestapo 1940-1944 (Le Cherche Midi, 1995)
(35) Laurent Joly : « Vichy dans la « Solution Finale » (Grasset, 2006), p. 623 à 643
(36) Georges Wellers : « Un Juif sous Vichy » (Tiresias, 1991), p.59
(37) CDJC DXL VI-73 Rapport du 11 juillet 1957
(38) CDJC XCVI-56bis Déposition du 7 octobre 1946, impliquant Joseph Antigang, Robert Jodkun, Franz Schmid, Henri Jalby, Lucien Knabe, MM. Goeppert et Jurgens, pour leur collaboration
(39) CDJC XCVI-61 Déposition du 15 octobre 1946 de Henri Jalby, ancien inspecteur à la Police des Questions Juives, impliquant plusieurs personnes ayant dénoncé et fait arrêter des personnes juives, établie
auprès de René Seyvoz, commissaire à la direction des Renseignements Généraux
(40) CDJC XXVa-165 et 166 Lettres des 6-7 juin 1942 du chef de la Police aux Questions Juives au SS Théodor Dannecker, en faveur de six Juifs travaillant à la PQJ.
Hildegarde Bergmann apparaît dans la documentation de l’ITS (International Tracing Service, Croix-Rouge, Arolsen). Sa survie est attestée par Joseph et Tauba Siegelbaum.
(41) « L’Etoile jaune », op. cit. p.70
(42) CDJC XXVa-189 Certificat d’exemption de Maurice Lopatka du 24 juillet 1942, signé Röthke

Jean Bocagnano : " Quartier des Fauves, prison de Fresnes " (Editions du Fuseau, 1953) p. 83-84
(43) CDJC XXVa-179 Documents du 15 août 1942 concernant l’exemption de Samuel Epstein
(44) CDJC XCVI-61 Déposition du 15 octobre 1946 de Henri Jalby
(45) CDJC XXVa-183 Trois documents du 15 mai 1943 au 14 mars 1944 concernant l’exemption d’Eduard Laemle
(46) CDJC VI-140 Ensemble de lettres en faveur de la remise en liberté de Juifs internés, adressées à Fernand de Brinon.
(47) José Maria Irujo : "La lista negra - Espias nazis protegidos", Aguilar, 2003
(48) CDJC XXVa-186 Documents du 10 août 1942 au 13 juillet 1943 concernant l’exemption d’Allan et Emanuel Loeb, et Hugo Engel
(49) André Gob : " Des musées au dessus de tout soupçon " Armand-Colin, 2007, chap. 4 : Butin, saisies, spoliations 1933-1946, p. 142-144
L’Oeil n° 630 - décembre 2010 Dans les ténèbres du Dr Lohse, par Philippe Sprang

(50) Jean-Marie Poulain : " Les enfants cachés de la Résistance " Geste éditions, 1998, p. 106-109.

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