vendredi 20 mai 2016

Hélène Berr : "Je considérais cela comme une infamie"

Hélène Berr raconte son attitude face à l'étoile jaune dans son exceptionnel journal

Hélène Berr (1921-1945) jeune juive française, a tenu son journal du 7 avril 1942 jusqu’au 15 février 1944 à Drancy, où elle raconte sa vie quotidienne.

Alors qu’elle préparait l’agrégation d’anglais, les lois antisémites du régime de Vichy l’obligent à abandonner ses études et elle devient assistante sociale bénévole à l’UGIF (Union générale des israélites de France) à partir du 6 juillet 1942.

Arrêtée chez elle le 8 mars 1944, elle sera déportée à Auschwitz par le convoi n° 70, avec ses parents, le 27 mars 1944, le jour de ses 23 ans.

Son père, Raymond, polytechnicien, ingénieur des Mines, était vice-président de la société Kuhlmann. Envoyée au camp de Bergen-Belsen, elle ne se lève pas, un matin, à l'heure de l’appel. Elle sera battue à mort  le 10 avril 1945, quelques jours avant la libération du camp par l’armée britannique.

Son journal sera publié pour la première fois en 2008 aux éditions Tallandier par sa nièce Mariette Job et sera préfacé par l’écrivain Patrick Modiano, prix Goncourt 1978 et prix Nobel de littérature 2014.

Le 1er juin 1942, la mère d’Hélène lui annonce «la nouvelle de l’étoile jaune».

Voici sa réaction : 

« Chez Mme Jourdan, j’ai rencontré (…) avec qui nous avons discuté de la question de l’insigne (l’étoile jaune). A ce moment-là, j’étais décidée à ne pas le porter. Je considérais cela comme une infamie et une preuve d’obéissance aux lois allemandes.
Ce soir, tout a changé à nouveau : je trouve que c’est une lâcheté de ne pas le faire, vis-à-vis de ceux qui le feront.
Seulement, si je le porte, je veux toujours être très élégante et très digne, pour que les gens voient ce que c’est. Je veux faire la chose la plus courageuse. Ce soir, je crois que c’est de le porter. » 

Au soir du lundi 8 juin, journée où Hélène Berr porte l'étoile pour la première fois, fixée à sa boutonnière par un bouquet tricolore, elle note dans son journal :
" Mon Dieu, je ne croyais pas que ce serait si dur. J'ai eu beaucoup de courage toute la journée. J'ai porté la tête haute, et j'ai si bien regardé les gens en face qu'ils détournaient les yeux. Mais c'est dur. D'ailleurs, la majorité des gens ne regarde pas. Le plus pénible, c'est de rencontrer d'autres gens qui l'ont. Ce matin, je suis partie avec Maman. Deux gosses dans la rue nous ont montrées du doigt en disant : « Hein ? T'as vu ? Juif. » Mais le reste s'est passé normalement. Place de la Madeleine, nous avons rencontré M. Simon, qui s'est arrêté et est descendu de bicyclette. J'ai repris toute seule le métro jusqu'à l'Etoile. A l'Etoile, je suis allée à l'Artisanat chercher ma blouse, puis j'ai repris le 92. Un jeune homme et une jeune fille attendaient, j'ai vu la jeune fille me montrer à son compagnon. Puis ils ont parlé.
Instinctivement, j'ai relevé la tête-en plein soleil-, j'ai entendu : "C'est écoeurant." Dans l'autobus, il y avait une femme, une maid [domestique] probablement, qui m'avait déjà souri avant de monter et qui s'est retournée plusieurs fois pour sourire ; un monsieur chic me fixait : je ne pouvais pas deviner le sens de ce regard, mais je l'ai regardé fixement. 
Je suis repartie pour la Sorbonne ; dans le métro, encore une femme du peuple m'a souri. Cela a fait jaillir les larmes à mes yeux, je ne sais pourquoi. Au Quartier latin, il n'y avait pas grand monde. Je n'ai rien eu à faire à la bibliothèque. Jusqu'à quatre heures, j'ai traîné, j'ai rêvé, dans la fraîcheur de la salle, où les stores baissés laissaient pénétrer une lumière ocrée. A quatre heures, J. M. [Jean Morawiecki] est entré. C'était un soulagement de lui parler. Il s'est assis devant le pupitre et est resté là jusqu'au bout, à bavarder, et même sans rien dire. Il est parti une demi-heure chercher des billets pour le concert de mercredi ; Nicole est arrivée entre-temps.
Quand tout le monde a eu quitté la bibliothèque, j'ai sorti ma veste et je lui ai montré l'étoile. Mais je ne pouvais pas le regarder en face, je l'ai ôtée et j'ai mis le bouquet tricolore qui la fixait à ma boutonnière. Lorsque j'ai levé les yeux, j'ai vu qu'il avait été frappé en plein coeur. Je suis sûre qu'il ne se doutait de rien. Je craignais que toute notre amitié ne fût soudain brisée, amoindrie par cela. Mais après, nous avons marché jusqu'à Sèvres-Babylone, il a été très gentil. Je me demande ce qu'il pensait. [...]

Mardi 9 juin 

Aujourd'hui, cela a été encore pire qu'hier.
Je suis éreintée comme si j'avais fait une promenade de cinq kilomètres. J'ai la figure tendue par l'effort que j'ai fait tout le temps pour retenir des larmes qui jaillissaient je ne sais pourquoi.
Ce matin, j'étais restée à la maison, à travailler du violon. Dans Mozart, j'avais tout oublié.
Mais cet après-midi tout a recommencé, je devais aller chercher Vivi Lafon à la sortie de l'agreg [l'agrégation d'anglais] à deux heures. Je ne voulais pas porter l'étoile, mais j'ai fini par le faire, trouvant lâche ma résistance. Il y a eu d'abord deux petites filles avenue de La Bourdonnais qui m'ont montrée du doigt. Puis, au métro à l'Ecole-Militaire (quand je suis descendue, une dame m'a dit : « Bonjour, mademoiselle »), le contrôleur m'a dit : « Dernière voiture. » Alors, c'était vrai le bruit qui avait couru hier. Cela a été comme la brusque réalisation d'un mauvais rêve. Le métro arrivait, je suis montée dans la première voiture. Au changement, j'ai pris la dernière. Il n'y avait pas d'insignes. Mais rétrospectivement, des larmes de douleur et de révolte ont jailli à mes yeux, j'étais obligée de fixer quelque chose pour qu'elles rentrent.
Je suis arrivée dans la grande cour de la Sorbonne à deux heures tapantes, j'ai cru apercevoir Molinié au milieu, mais, n'étant pas sûre, je me suis dirigée vers le hall au bas de la bibliothèque. C'était lui, car il est venu me rejoindre. Il m'a parlé très gentiment, mais son regard se détournait de mon étoile. Quand il me regardait, c'était au-dessus de ce niveau, et nos yeux semblaient dire : « N'y faites pas attention. » Il venait de passer sa seconde épreuve de philo.
Puis il m'a quittée et je suis allée au bas de l'escalier. Les étudiants flânaient, attendaient, quelques-uns me regardaient. Bientôt, Vivi Lafon est descendue, une de ses amies est arrivée et nous sommes sorties au soleil. Nous parlions de l'examen, mais je sentais que toutes les pensées roulaient sur cet insigne. Lorsqu'elle a pu me parler seule, elle m'a demandé si je ne craignais pas qu'on m'arrache mon bouquet tricolore, et ensuite elle m'a dit : « Je ne peux pas voir les gens avec ça. » Je sais bien ; cela blesse les autres. Mais s'ils savaient, eux, quelle crucifixion c'est pour moi. J'ai souffert, là, dans cette cour ensoleillée de la Sorbonne, au milieu de tous les camarades. Il me semblait brusquement que je n'étais plus moi-même, que tout était changé, que j'étais devenue étrangère, comme si j'étais en plein dans un cauchemar. Je voyais autour de moi des figures connues, mais je sentais leur peine et leur stupeur à tous. C'était comme si j'avais eu une marque au fer rouge sur le front. [...]

Visite au père d'Hélène, en partance pour Drancy 

Vice-président de l'entreprise Kuhlmann, Raymond Berr, père d'Hélène, a été arrêté le 23 juin 1942 sous prétexte que son étoile jaune était agrafée et non cousue. Sa famille obtient de le voir à la préfecture de police avant son départ pour Drancy :
A partir du moment où Papa est entré, il m'a semblé brusquement que l'après-midi se raccrochait automatiquement à ce passé si récent où nous étions tous ensemble, et que tout le reste n'était qu'un cauchemar. Cela a été en quelque sorte une accalmie, une éclaircie avant l'orage. Quand j'y réfléchis maintenant, je m'aperçois que cela a été une bénédiction. Nous avons revu Papa après la première phase de la tragédie, après l'arrestation. Il nous l'a racontée. Nous avons vu son sourire. 
Nous l'avons vu partir avec le sourire. Nous savons tout et j'ai l'impression qu'ainsi nous sommes encore plus unis, qu'il est parti pour Drancy lié encore plus étroitement à nous.
Il est entré avec son sourire radieux, prenant la situation au comique : il était sans cravate, et au début cela m'a donné un choc, on l'avait déjà dénudé en deux heures. Papa sans cravate ; il avait l'air d'un « détenu », déjà. Mais cela a été fugitif. L'un des employés, avec des excuses, lui a dit qu'il allait lui rendre sa cravate, ses bretelles et ses lacets. Tous riaient. L'agent nous expliquait pour nous rassurer que c'était un ordre car hier un détenu avait essayé de se pendre. [...]
Il y avait quelque chose de comique dans cette scène, où le détenu était Papa, où les autorités étaient pleines de respect et de sympathie. On se demandait ce que nous faisions tous là.
Mais c'est parce qu'il n'y avait pas d'Allemands. Le sens plein, le sens sinistre de tout cela ne nous apparaissait pas, parce que nous étions entre Français.
J'oublie de noter les détails donnés par Papa sur son arrestation, c'est tout ce que j'ai su et je n'en saurai pas plus avant de le revoir. Il est en effet allé rue de Greffulhe, et ensuite avenue Foch, où un officier (moi, j'ai compris un soldat) boche s'est jeté sur lui en l'accablant d'injures ( schwein [sale porc], etc.) et lui a arraché son étoile, en disant : « Drancy, Drancy ». C'est tout ce que j'ai entendu. Papa parlait d'une façon assez entrecoupée, à cause de toutes les questions que nous lui posions. 
A un moment, j'ai remarqué une plus grande animation. [...] La porte s'est ouverte, et trois femmes sont entrées, la mère, une grosse blonde vulgaire, la fiancée et une autre qui devait être la soeur, on a introduit le détenu, un jeune homme très brun, qui avait une beauté un peu sauvage, c'était un juif italien, inculpé pour hausse illicite [marché noir], je crois. Ils se sont tous assis sur le banc de bois. A partir de ce moment, il y a eu du tragique dans l'atmosphère. En même temps, nous étions, tous les quatre ensemble, tellement éloignés de ces pauvres gens, que je n'arrivais plus à concevoir que Papa fût arrêté aussi."

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