vendredi 21 août 2020

Hélène Berr : " Le contrôleur m'a dit "Dernière voiture" "

Hélène Berr a tenu son journal du 7 avril 1942 au 15 février 1944. Il commence par une visite à Paul Valéry qui lui avait dédicacé un livre, et se termine à Drancy par le mot "Horror !"

Hélène Berr (dr)
Arrêtée chez elle avec ses parents, le 8 mars 1944 à l'aube, envoyés à Drancy, ils seront déportés à Auschwitz, par le convoi n° 70, le jour de ses 23 ans, le 27 mars 1944. 
Son père, Raymond Berr, polytechnicien et ingénieur des Mines, vice-président des Ets Kuhlmann, petit-fils de Maurice Lévy, président de l'Académie des Sciences, avait été arrêté une première fois le 23 juin 1942, au prétexte que son étoile jaune était agrafée et non cousue. 
Libéré sous caution après trois mois passés à Drancy, il avait été contraint de travailler chez lui, dans le 7e arrondissement de Paris. Il mourra le 27 septembre 1944. Sa mère, Antoinette Rodrigues-Ely, qui avait eu cinq enfants, sera gazée le 30 avril 1944...
Hélène préparait une agrégation d'anglais et abandonna ses études pour devenir assistante sociale bénévole à l'UGIF début juillet 1942.
Envoyée à Bergen-Belsen, elle ne se leva pas un matin, à l'heure de l'appel. Atteinte du typhus, elle sera battue à mort le 10 avril 1945, quelques jours avant la libération du camp par l'armée britannique.
Son journal, publié par sa nièce en 2008, a été préfacé par Patrick Modiano, prix Nobel de littérature 2014.
Le 9 juin 1942, deux jours après l'entrée en vigueur de la 8e ordonnance allemande, des instructions données au métro parisien imposaient aussi que les Juifs montent uniquement dans la dernière voiture de la rame.
Hélène Berr écrira : « Je ne voulais pas porter l'étoile, mais j'ai fini par le faire, trouvant lâche ma résistance. Il y a eu d'abord deux petites filles avenue de La Bourdonnais qui m'ont montrée du doigt. Puis, au métro à l'Ecole-Militaire (quand je suis descendue, une dame m'a dit : « Bonjour, mademoiselle »), le contrôleur m'a dit : « Dernière voiture. » Alors, c'était vrai le bruit qui avait couru hier. Cela a été comme la brusque réalisation d'un mauvais rêve. Le métro arrivait, je suis montée dans la première voiture. Au changement, j'ai pris la dernière. Il n'y avait pas d'insignes. Mais rétrospectivement, des larmes de douleur et de révolte ont jailli à mes yeux, j'étais obligée de fixer quelque chose pour qu'elles rentrent.

Je suis arrivée dans la grande cour de la Sorbonne à deux heures tapantes, j'ai cru apercevoir Molinié au milieu, mais, n'étant pas sûre, je me suis dirigée vers le hall au bas de la bibliothèque. C'était lui, car il est venu me rejoindre. Il m'a parlé très gentiment, mais son regard se détournait de mon étoile. Quand il me regardait, c'était au-dessus de ce niveau, et nos yeux semblaient dire : « N'y faites pas attention. » Il venait de passer sa seconde épreuve de philo.

Puis il m'a quittée et je suis allée au bas de l'escalier. Les étudiants flânaient, attendaient, quelques-uns me regardaient. 

Bientôt, Vivi Lafon est descendue, une de ses amies est arrivée et nous sommes sorties au soleil. Nous parlions de l'examen, mais je sentais que toutes les pensées roulaient sur cet insigne. Lorsqu'elle a pu me parler seule, elle m'a demandé si je ne craignais pas qu'on m'arrache mon bouquet tricolore, et ensuite elle m'a dit : « Je ne peux pas voir les gens avec ça. » Je sais bien ; cela blesse les autres. Mais s'ils savaient, eux, quelle crucifixion c'est pour moi. 

J'ai souffert, là, dans cette cour ensoleillée de la Sorbonne, au milieu de tous les camarades. Il me semblait brusquement que je n'étais plus moi-même, que tout était changé, que j'étais devenue étrangère, comme si j'étais en plein dans un cauchemar. Je voyais autour de moi des figures connues, mais je sentais leur peine et leur stupeur à tous. C'était comme si j'avais eu une marque au fer rouge sur le front. » [...]


Extrait de Hélène Berr, Journal (1942-1944), préface de Patrick Modiano, Tallandier, 2008

Aucun commentaire: