mercredi 27 octobre 2021

La jurisprudence Monnerville

Gaston Monnerville (1897-1991) a laissé une trace dans la vie politique française. Député de la Guyane, président du Conseil de la République de 1947 à 1958, puis président du Sénat de 1958 à 1968, ce petit-fils d'esclave a aussi joué un rôle dans l'histoire du Droit.

L'arrêt de la Cour d'Appel d'Aix du 12 mai 1942
Sa carrière d'avocat commença à Toulouse en 1918, après ses études universitaires. En 1927 il devient le président de l'Union des jeunes avocats à la Cour d'appel de Paris et plaida dans des grands procès, comme l'affaire Galmot.

Né à Cayenne, en Guyane, le 2 janvier 1897, il deviendra maire de sa ville natale en 1935. De 1937 à 1938 il sera sous-secrétaire d'État aux Colonies dans le cabinet de Camille Chautemps.

À la déclaration de guerre de septembre 1939, il s'engage dans la Marine et proteste contre les mesures discriminatoires de Pétain. 

Lors de l'entrée en vigueur de la loi du 2 juin 1941 instaurant le Statut des Juifs il reprend sa robe d'avocat et plaide pour des personnes poursuivies pour ne pas s'être déclarées. 

Aux termes de cette loi, la race était définie par la religion et son article 2 disposait : " la non-appartenance à la religion juive est établie par la preuve de l’adhésion à l’une des autres confessions reconnues par l’Etat avant la loi du 9 décembre 1905."


Il plaida notamment pour Mlle Georgette Weinthal (11 décembre 1911-3 mai 2003) une jeune femme née de parents juifs mais qui refusait être de religion juive. Aussi, elle n’effectua pas sa déclaration, ce qui lui vaudra les poursuites du Parquet.

Devant le tribunal, elle déclara avoir entendu dire que son arrière grand-père était Juif, mais elle avança que ses grands-parents, ses parents et elle-même étaient sans religion. Plaidant que l’intéressée n’avait pas à prouver qu’elle appartenait à une autre religion, Gaston Monnerville obtiendra l'acquittement de sa cliente par le Tribunal Correctionnel de Marseille le 25 février 1942. 
La Cour refusa de considérer que la consonance des noms des parents des inculpés pouvait constituer une preuve suffisante, et que la preuve de son appartenance à la religion juive n’était donc pas rapportée.
La Cour d’Appel d’Aix en Provence, le 12 mai 1942, confirma ce jugement. Cette décision était une première, les magistrats ayant fait preuve d’indépendance.  On l’appela « la jurisprudence Monnerville » et, plusieurs personnes poursuivies pour le même motif, en bénéficieront, notamment Jean Pierre-Bloch, figure de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme. (1)
Lorsque la zone libre sera envahie le 11 novembre 1942, Monnerville se sentant menacé, préféra rallier les maquis d'Auvergne. Commandant FFI, il prend le pseudonyme de Saint Just et sera actif dans les réseaux de résistance du Cantal, de Lozère, d'Aveyron, d'Ardèche et du Gard.
Médaillé de la Résistance en 1945, il reprendra ses activités d'avocat et la vie politique dans les rangs du parti radical.
Implanté dans le Lot, il sera élu président du conseil général, maire de Saint Céré de 1964 à 1971 et sénateur du Lot de 1948 à 1974. 
Président du Conseil de la République de 1947 à 1958, puis du Sénat de 1958 à 1968, il rejoindra le Conseil Constitutionnel de 1974 à 1983 comme simple membre. À l'Élysée, François Mitterrand, président de la République, lui remettra la rosette d'officier de la Légion d'honneur. Il meurt à Paris le 7 novembre 1991 à l'âge de 94 ans.
(1) Les tribunaux et le statut des Juifs par le Bâtonnier Bernard de Bigault du Granrut(Le Monde Juif 1991/1 N° 141, pages 21 à 29)
Dans le même sens, la 1ère chambre de la Cour de Paris, décida par un arrêt du 15 juillet 1943, que n’était pas nécessairement juif celui qui se rattachait à une autre religion que le catholicisme ou le protestantisme, uniquement citées par l’article 1er, alinéa 2, de la loi. Il s’agissait en l’espèce d’un Arménien catholique orthodoxe. Les Cours de Montpellier et de Toulouse adoptèrent la même solution. Le tribunal correctionnel de Bayonne le 12 juin 1942, suivi par la Cour d’appel de Bordeaux le 23 décembre 1942, décida qu’on ne pouvait considérer comme juive une femme qui, ayant deux grands-parents Juifs et deux non-Juifs, qui avait épousé un catholique et qui rapportait la preuve qu’elle n’avait jamais pratiqué la religion juive. Le fait d’avoir épousé un catholique était donc considéré comme un élément de preuve de non-appartenance, comme inversement le fait d’avoir un conjoint juif était une preuve d’appartenance aux termes de l’article 1, alinéa 1er.

samedi 31 juillet 2021

LA FAMILLE GUITELMAN DANS LE 18e ARRONDISSEMENT DE PARIS

Nouchem et Sima Guitelman
Nouchem Guitelman, tailleur de profession, est né en 1878 à Iampol, aujourd'hui petite ville d'Ukraine, sur les rives du Dniestr, face à l’actuelle Moldavie. Il est le fils de Lazare Guitelman et de Schenola Scherman. 

Son épouse Sima Abramovitch, est née en 1872 à Odessa - alors dans l'Empire Russe aujourd’hui en Ukraine -. 

En septembre 1904, après avoir vécu le pogrom antisémite de Kichinev du 6 février 1903, où ils habitaient, ils décidèrent comme des centaines de milliers de juifs de prendre la route de l’exil, fuyant la Russie tsariste, pour vivre enfin une vie sans pogrom.

Nouchem, 26 ans, et Sima, 28 ans, ne prendront pas la direction de la Palestine mais de la Turquie, pays de l’empire Ottoman, plus proche, de l'autre côté de la Mer Noire, depuis Simferopol, en Crimée.

Iampol se trouve dans l'actuelle Ukraine
Deux filles naîtront à Constantinople : Bella-Frida, le 22 mai 1908 et Caroline-Suzanne, le 18 mars 1910. 
Mais en 1913, dans le climat des guerres balkaniques et peu après le coup d’état des Jeunes-Turcs, où le nationalisme s’exprime au détriment des minorités, la famille viendra se réfugier en France.

Après un long périple, ils débarquent à Marseille, puis à Paris en septembre 1913, dans le 18e arrondissement. 

Ils habiteront d’abord au 1, rue Bachelet, puis, en 1920, au 22, rue Leibnitz, et, finalement, au 7, rue de Trétaigne. 

La famille s’agrandira avec la naissance d’Ida, le 7 septembre 1915, puis de Jeannette, le 11 juin 1920. Un garçon, Maurice, naîtra le 23 juillet 1923. 

Les Guitelman vivaient dans un appartement de trois pièces, sans salle de bains, au 4e étage du 7 rue de Trétaigne. Cet immeuble HBM (Habitation à bon marché) inauguré en juin 1904 par le ministre du Commerce Georges Trouillot, est l’oeuvre des architectes Henri Sauvage et Charles Sarazin, pour le compte de la Société des logements hygiéniques à bon marché. 
Sa secrétaire gérante, Mme Emmeline Weil-Raynal, était une des fondatrices de l’Education sociale de Montmartre, de l’université populaire du 18ème arrondissement et membre du comité de rédaction et du conseil d’administration du journal « La vie socialiste ». 
Déportée à Auschwitz le 10 février 1944 (convoi n° 68), elle y meurt le 15 février de la même année. Après avoir été le siège de la section locale de la S.F.I.O. puis du Parti socialiste, l’immeuble a été classé monument historique en 1986. 

Naturalisés en 1927

En 1927, Nouchem et Sima Guitelman sont naturalisés français par décret du président de la République Gaston Doumergue et Louis Barthou, ministre de la Justice, après avoir effectué leur demande deux ans plus tôt le 9 décembre 1925. 

Les époux Guitelman déposeront cette demande à la Justice de Paix du 18ème arrondissement, accompagnés par deux témoins : Salomon Maïer, tailleur, âgé de 38 ans, domicilié au 52, rue Ordener, à Paris 18ème, et, par Jules Denessa, retraité des chemins de fer, âgé de 60 ans, domicilié au 15, rue Caillié, à Paris 18ème. 

La famille parle le Yiddish mais ne pratique pas la religion juive. 

Tout au plus ils respectent les fêtes et traditions. Sima survit grâce aux « shmatès » et à la brocante. Nouchem est tailleur à domicile, spécialisé dans la boutonnière.  

Frida et Caroline se marient à des juifs de Pologne et deviennent Mesdames Lajzerowicz et Urmann. 

Ida et Jeannette vont à l’école publique, fréquentent la Maison Verte, et ne parlent que le français. Elles se marieront à des « goys ». 

Jeannette qui travaille aux Galeries Lafayette, tombe amoureuse d’André Noël, un jeune magasinier de 17 ans, né en janvier 1919. 

A 20 ans, André est mobilisé le 15 octobre. Il part au front du 15 novembre 1939 au 25 juin 1940, à Abbeville, Amiens et Beauvais. A partir du 14 juin 1940, au début de l’occupation nazie de Paris, Jeannette et son jeune frère Maurice sont confiés par André à ses parents, Pierre et Charlotte Noël. Cet industriel, fabriquant de stylos avec plume en or de la marque Edacoto, a la chance d’avoir une résidence secondaire à Saint-Pierre-les-Nemours, en Seine-et-Marne. Quand les allemands franchissent la Seine près de Fontainebleau, la famille se replie près du Mans dans la Sarthe avec leurs voisins de Nemours, M. et Mme Riasse. En franchissant les barrages, M. Riasse est présenté comme le jardinier de Pierre Noël et Jeannette comme sa secrétaire, une "jeune alsacienne" réfugiée suite à l’invasion allemande… 

Dès l’armistice signée le 22 juin 1940, les Noël, Jeannette et Maurice, rentrent à Paris. Du 26 août jusqu’au 12 septembre 1940, Jeannette est vendeuse au rayon cravates des Galeries Lafayette. Affectée momentanément au magasin de Limoges, Jeannette y séjournera avec ses soeurs Suzanne et Frida. 

Revenue à Paris, Jeannette sera affectée, à partir du 13 septembre 1940, dans les bureaux comme sténo-dactylo, sans contact avec le public. Jeannette Guitelman et André Noël se marieront le 1er mars 1941 à la mairie du 18e. Revenu à la vie civile, André a créé, un mois plus tôt, son atelier de réparation de stylos chez ses parents à Colombes. 

A partir d’août, il transfert son atelier au 37, rue Joseph de Maistre où vit le jeune couple. En raison de l’aryanisation des biens juifs (loi française du 22 juillet 1941), Jeannette doit quitter les Galeries Lafayette, le 31 juillet 1941. 

Stratégies de survie

Les arrestations et les déportations se multipliant à partir de 1942, la famille Guitelman se retrouve confrontée à de multiples dangers. 

Chacun doit se « débrouiller » et adopter diverses stratégies de survie. Au cours de l’été 1942, Maurice qui travaillait encore chez Chausson à Gennevilliers, dissimulait son étoile jaune (ordonnance allemande du 29 mai 1942 instaurant le port obligatoire de l’étoile jaune pour les Juifs de plus de 6 ans). Jeannette, Maurice et ses parents feront des allers-retours à Saint-Pierre-les-Nemours où le voisinage restera solidaire. 

Le 27 octobre 1942, Emile Seurat, gardien de la paix à la Préfecture de Police de Paris, envoie une demande d’exemption du port de l’étoile jaune pour sa femme Ida, au commandant du « Service juif allemand », 31 bis, avenue Foch, à Paris. 

Pour appuyer sa demande, il ajoute un courrier de recommandation du 30 octobre 1942 de son chef Emile Hennequin, le directeur de la police municipale, qui sera très impliqué dans l’organisation de la rafle du Vel d’Hiv de juillet 1942. Ida ne pratique pas la religion et leur fils Jean-Pierre, baptisé catholique, fréquente une école chrétienne. S’agissant d’un mariage mixte, la demande est en théorie recevable compte tenu des dérogations possibles. Le 4 novembre 1942, Ida obtient sa dérogation valable jusqu’au 31 janvier 1943, prolongée jusqu’au 30 avril 1943. 

En février 1943, le frère aîné de Sima, Nathan Abramovitch, 74 ans, qui vit aussi à Paris, est raflé avec son épouse. Ils seront déportés à Auschwitz par le convoi n° 49 du 2 mars 1943, avec mille personnes dont 33 enfants. 

En mai 1943, les enfants de Caroline-Suzanne et de Frida, Michel Urmann et Jeannine Lajzerowicz, seront cachés jusqu’à la Libération, au château de Cappy à Verberie, dans l’Oise. Ils fréquentaient le patronage de la Maison Verte dirigée par le pasteur Jousselin, au 127-129 de la rue Marcadet. 

Jousselin fut le créateur en mai 1943 du Comité Protestant des Colonies de Vacances (CPCV). En 1980, il sera fait Juste devant les Nations par Israël. 

Le 12 mai 1943, Ida sera arrêtée à son domicile au 7, rue de Trétaigne, à 6 heures du matin. Son mari, Emile, fera appel à son collègue Alfred Jurgens, pour la faire libérer quelques heures plus tard. Cet alsacien, interprète d’allemand, détaché aux affaires juives de la Gestapo, travaille au sein d’une brigade d’élite redoutable, créditée de 5 000 arrestations de Juifs. Il remettra à Emile Seurat les fiches de recensement de toute la famille Guitelman. Ce geste les rendra désormais invisibles aux yeux des autorités d’occupation. Pierre Noël reconduira les grands-parents Guitelman à Saint-Pierre-les-Nemours où ils resteront jusqu’à la Libération. 

Un jour, Sima Guitelman se trouva nez-à-nez avec un officier allemand. Elle ne se démonta pas : « C’est mon maison ! » lança-t-elle avec un fort accent… 

Maurice et sa soeur Jeannette les rejoindront. 

Enceinte à partir de novembre 1943, elle y accouchera de Gérard Noël le 6 juillet 1944. 

A la Libération, Jurgens sera traduit devant la Cour de justice. On l’accusa de 300 arrestations. Il reconnaîtra seulement « les arrestations de juifs trafiquants avec la Gestapo ». Révoqué sans pension à la Libération, son dossier sera classé par le Parquet. Amnistié en 1953, il sera réintégré en 1954. Nommé officier adjoint en 1963, il pourra prendre sa retraite à 55 ans, en 1969. Il meurt à 74 ans, en 1993. 

Emile Seurat, qui comptait dans les rangs de la Résistance depuis le début de l’année 1941 au sein du réseau Camouflage de matériel de guerre de l’armée (CDM), assurait des liaisons de renseignement. Il fournira des faux papiers, aidera des familles juives à passer en zone « libre ». 

Dénoncé début 1943, il ira se cacher avec Ida et leur fils à Champigny-sur-Marne puis, à nouveau repérés, à Saint-Fargeau (Yonne), dans la famille d’Emile. En août 1944, il ne participa pas à la Libération de Paris. Il préféra être à Lyon pour participer au sauvetage de son frère et d’autres résistants qui ont été arrêtés. 

Médaillé de la Résistance en 1948, officier de la Légion d’Honneur, il décède en 1997, à l’âge de 90 ans. 

Nouchem Guitelman est décédé en 1957, chez lui au 7, rue Trétaigne, tout comme son épouse Sima, en 1976, à près de 104 ans. 

Ils sont enterrés au cimetière de Pantin avec leur fils Maurice dans la sépulture juive de la 34ème division. Maurice avait été mécanicien chez Renault puis commerçant non sédentaire. Les époux Guitelman étaient adhérents de l’Association Consistoriale Israélite de Paris et de la Société des Secours Mutuels d’Israélites-Amicale d’Odessa, fondée en 1914, qui se chargea de leurs obsèques. 

Jeannette Guitelman est décédée à 60 ans, le 29 avril 1981 à Dreux (Eure-et-Loir). Son époux, André Noël, à 70 ans, en avril 1989 dans la même ville. 

Caroline-Suzanne Guitelman, épouse Urmann, qui fut secrétaire à la Standard Oil (ESSO), habitait au 1 rue Ferdinand-Flocon, jusqu’à son décès en 1995 à 85 ans. Frida Guitelman, épouse Lajzerowicz, puis Keledjian, est décédée à près de 100 ans à la maison de retraite de Longjumeau (91). 

Maurice Guitelman est décédé le 20 mai 2005, à 82 ans. Il a rejoint ses parents au cimetière de Pantin.

Ida Guitelman est décédée le 25 avril 2019, à 103 ans à Meudon (92). Elle a été inhumée le 2 mai 2019 au cimetière des Longs-Réages (division C, section O, tombe 532) de Meudon, 29 avenue de la Paix. Elle repose aux côtés de son mari, Émile, né le 6 novembre 1907 à Boulogne-sur-Mer, décédé le 2 juillet 1997.












Récit rédigé par Thierry Noël-Guitelman, fils de Jeannette Guitelman, pour M. Patrice Markiewicz (mars 2020). 

mercredi 7 juillet 2021

Annette Wieviorka invitée de l'université d'été du Mémorial de la Shoah à Toulouse

La Shoah... Toujours confrontée aux négationnistes, aux prêches antisémites, aux fake news véhiculées par les réseaux sociaux. Dans ce contexte, pas simple d’enseigner l’histoire et de transmettre des valeurs universelles. Un véritable défi relevé par l’université d’été du Mémorial de la Shoah pour apporter des réponses à des enseignants des académies de Toulouse, Bordeaux et Montpellier. Des enseignants parfois désemparés et contestés dans leur enseignement, venus chercher comment aborder le sujet devant leurs classes...


L’historienne Annette Wieviorka était l’invitée de l’université d'été du Mémorial de la Shoah, réunie à Toulouse du 5 au 9 juillet 2021. 

Dans une conférence sur le thème « Transmettre l’histoire de la Shoah aujourd’hui », elle répondait aux questions de Léa Veinstein, commissaire de l’exposition « La voix des témoins », visible jusqu’au 29 août au Mémorial de la Shoah à Paris. 


Annette Wieviorka. Malgré la disparition des derniers
survivants de la Shoah, l'historienne n'est pas inquiète
pour l'avenir de la transmission aux jeunes générations (dr)
Annette Wieviorka n’a pas toujours enseigné l’histoire. Son parcours est pavé de ruptures et de doutes : « En 1968, avec ma licence de lettres j'ai débuté comme maître auxiliaire de français au lycée d'Ermont (Val d'Oise). Ma conversion à l’histoire s’est faite quand je militais avec un petit groupe maoïste devant les usines de Renault Billancourt. Je revivais les photos du Front Populaire et l’on aspirait, comme l’on dirait aujourd’hui, à la convergence des luttes. Mais les ouvriers n’ont pas voulu de notre drapeau rouge ! 

Je suis sortie de 1968 avec une certaine difficulté et j’ai passé mes certificats d’histoire en suivant des cours du soir. 

Entre 1974 et 1976, j’avais eu l’opportunité d’aller enseigner le français à Canton (Ndlr : où elle part avec son mari, également enseignant de français, et son jeune fils Nicolas, alors âgé de trois ans). A mon retour de Chine, j’ai eu mon premier poste de prof d’histoire. » (Ndlr : au lycée Jules-Siegfried à Paris 10e)

En rompant avec le maoïsme, Annette Wieviorka a aussi connu le doute, comme l’expliquait Edgar Morin à propos du communisme, dans son livre « Autocritique » (Ndlr : paru en 1959)

« Cela a entraîné un grand vide et j’ai cherché ce qui m’avait conduit à cet engagement, né de l’immigration et de la Shoah. »

Après sa fascination pour la Chine communiste et totalitaire, une certaine culpabilité s’est emparée de l’ex-militante laïque, qui, voulant réparer son erreur, se lança dans la recherche historique.

A cause du vide laissé par l’absence de ses grands-parents, à une époque où l’on ne voulait pas entendre parler de la Shoah, Annette Wieviorka décida de partir à la recherche de ses racines : « J’ai commencé à apprendre le yiddish, et me suis plongée dans les écrits de mon grand-père, journaliste. Je suis partie en stage à New York où je suis tombée sur un livre-souvenir consacré à Żyrardów, sa ville natale, du nom de Philippe de Girard, un ingénieur français inventeur des machines à filer le lin. C’est cette histoire collective qui m’intéressait alors plutôt que mon histoire familiale. »


"Il y avait du mépris

pour les témoignages" 


A la différence de nombre d’historiens de sa génération, attachés aux seuls documents, Annette Wieviorka s’est intéressée aux témoignages : « J’ai toujours voulu parler et l’on ne voulait pas nous entendre, expliquait Simone Veil que j’ai interviewée sur son retour de déportation. Un tiers de ma thèse est consacrée aux premiers témoignages écrits. Il y avait du mépris pour les témoignages qui, évidemment, ne peuvent pas être la seule source quand on veut écrire l’Histoire. Le témoin n’est pas forcément fiable et sa mémoire est travaillée par ce qu’il a vécu après. 

Avec le procès Eichmann, on a vu pour la première fois l’accusation se baser non sur des documents mais sur les témoignages. Ce sera l’avènement du témoin. Jusqu’alors, les historiens ne s’intéressaient pas à cela. 

C’est venu aussi dans la foulée du feuilleton américain Holocauste, en 1978 où les survivants ne reconnaissaient pas leur histoire. Avec l’université de Yale, j’ai participé en 2002 aux « 14 récits d’Auschwitz », une série documentaire, réalisée avec Caroline Roulet, et le survivant Henri Borlant, dans le cadre du programme Fortunoff Video Archive for Holocaust Testimonies. Suivront en 2007, les Témoignages pour mémoire, un documentaire de Claudine Drame. »

Confronté à la disparition des témoins, l’historien et les enseignants ne sont-ils pas privés de cette ressource si utile pour la transmission du message auprès des jeunes générations ?

« Le temps passe et le monde change. Avec les survivants, on était dans le même monde, celui de nos contemporains. Dans l’avenir, les enseignants ne manqueront pas d’outils. Je n’ai pas d’inquétude. »


Thierry Noël-Guitelman



Repères


> Originaires de Pologne, les grands-parents paternels d’Annette Wieviorka ont été arrêtés à Nice et seront déportés vers Drancy et Auschwitz par le convoi n°61 du 28 octobre 1943. 

Son père avec son oncle, réfugiés en Suisse, et sa mère à Grenoble, ont pu échapper au pire qui emporta le reste de la famille.


> Née en 1948, Annette Wieviorka est agrégée d’histoire. 

Elle obtient son doctorat en 1991, et soutient sa thèse à l’université de Paris-Nanterre, sous la direction d’Annie Kriegel : « Déportation et génocide : entre la mémoire et l’oubli 1943-1948, le cas des juifs en France ».


> Auteur de plus d’une quinzaine d’ouvrages, voici quelques titres à retenir : Le procès Eichmann (Complexe, 1989) L’Ère du témoin (Plon, 1998), Auschwitz expliqué à ma fille (Seuil, 1999), Auschwitz, 60 ans après (Laffont, 2005), A l’intérieur du camp de Drancy (Perrin, 2012) avec Michel Laffitte, 1945 La découverte (Seuil, 2015).

Dans son dernier livre Mes années chinoises (Stock, 2021), elle revient sur son engagement maoïste, partagé avec son mari Roland Trotignon.


> Directrice de recherche émérite au CNRS, elle a été membre de la mission Mattéoli, sur la spoliation des biens des Juifs de France, créée en 1997, qui rendit ses conclusions en 2000 : les confiscations seront évaluées à 1,35 milliard d’euros et les spoliations financières à 520 M€. 

L’argent confisqué aux juifs à Drancy, antichambre de la mort, a été transféré en juillet 1944 à la Caisse des dépôts et consignations et il restait 12,8 millions de francs. Cette somme a bien été transférée au Trésor Public mais les ministres des Finances de la IVe République ont « oublié » cet argent, tout comme les bijoux et objets de valeurs déposés à la Banque de France… Un scandale dénoncé par Serge Klarsfeld en 1994.

Quant aux 100.000 œuvres d’art spoliées, seulement 45.000 ont été restituées à leurs propriétaires ou ayants-droits.

Le 16 juillet 1995 : Jacques Chirac, président de la République, lors du 53e anniversaire de la rafle du Val d’Hiv, reconnaîtra la responsabilité de l’État français dans la déportation et l’extermination des juifs durant la Seconde guerre mondiale.


> Création en 2000 de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, présidée jusqu’en 2007 par Simone Veil. 

La Fondation subventionne notamment près des deux tiers du budget du Mémorial de la Shoah et a soutenu depuis sa création près de 5000 projets liés à la lutte contre l’antisémitisme, l’enseignement de la Shoah, la transmission de l’héritage de la culture juive, des programmes sociaux. En 2020, en dépit de la crise sanitaire, plus de 13 M€ ont été attribués à 225 projets.

Annette Wieviorka est membre du conseil d’administration après avoir présidé la commission Mémoire et transmission.


> Véritable « usine à préfaces » comme elle se qualifie elle-même, l’universitaire donne encore de nombreuses conférences avec la Fondation pour la mémoire de la Shoah, et confie s’engager dans d’âpres recherches consacrées à l’histoire de cette famille polonaise dont elle est issue.


> L’historienne a un frère aîné, Michel Wieviorka, né en 1946, sociologue. Une sœur Sylvie Wieviorka, née en 1950, psychiatre, mariée à Alain Geismar, ancien leader de Mai 68, inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale, ancien membre du cabinet de Lionel Jospin, en 1991.

Un frère cadet, Olivier Wieviorka, né en 1960, également historien, spécialiste de la résistance française.


samedi 29 mai 2021

Ne touchez pas à la place de l’étoile jaune !

7 juin 1942 : dans la France occupée, le port de l’étoile jaune devenait obligatoire pour les Juifs de plus de six ans, suite à l’ordonnance allemande du 29 mai. 79 ans plus tard, cette étoile est détournée par des mouvements complotistes, antisémites, islamistes et anti-sionistes. 


« Un officier allemand s’avance vers un jeune homme et lui dit : « Pardon, monsieur, où se trouve la place de l’Étoile ? Le jeune homme désigne le côté gauche de sa poitrine » écrivait Patrick Modiano dans son roman La Place de l’Étoile publié en 1968. 

Cette affiche de propagande a été produite 
en 1942, et apposée dans la France occupée 
© Archives Larbor
Ce « marquage » humiliant, destiné à repérer toute une communauté, facilitera arrestations et déportations. Une pièce essentielle du puzzle de la « Solution finale » qui renvoyait à la rouelle de Saint Louis en 1269 et aux expulsions par Philippe Auguste en 1182. 

Un processus de mort engagé dès la fin 1939 en Pologne, fin 1941 en Allemagne, en avril 1942 aux Pays Bas et le 1er juin 1942 en Belgique.


L’étoile jaune sera distribuée avec le soutien actif de l’Etat français du maréchal Pétain, dans les commissariats et les sous-préfectures. Si le gouvernement de Vichy s’opposa à l’étoile jaune en zone sud, après l’invasion allemande du 11 novembre 1942, la mention « Juif » tamponnée en rouge, deviendra obligatoire sur les papiers d’identité et les cartes d’alimentation. L’étau se resserrait partout…


2021 : l’étoile jaune n’est plus sur le coeur des Juifs de France mais il saigne toujours…

Le 22 mai dernier, à Paris, l’humoriste Jean-Marie Bigard, lors d’un rassemblement contre le pass sanitaire, dérape à la tribune : « Et pourquoi ils nous colleraient pas une étoile jaune pour qu'on soit repéré plus facilement ? », proférant au passage des menaces de mort contre Agnès Buzin, ex-ministre de la Santé. 

Au micro de la chaine russe RT France, il renchérit : «  C’est une honte nationale ! Il faut absolument mettre un signe distinctif comme on l’a fait pour les juifs à la deuxième guerre mondiale ».

Les réactions n’ont fait qu’amplifier les propos du populiste tandis que l’Allemagne envisage, elle, une vraie riposte. Felix Klein, commissaire allemand chargé de la lutte contre l’antisémitisme, veut carrément faire interdire le port de l’étoile jaune dans les manifestations, pour ne pas banaliser la Shoah. Les villes de Munich et Wiesbaden l’ont déjà décidé en juin et juillet 2020 lors de rassemblements anti-confinement.

Les anti-vaccins cherchent aussi à s’identifier aux Juifs persécutés en faisant un parallèle grossier entre les crimes nazis et les mesures gouvernementales. 

Des sites complotistes et d’extrême-droite relaient allègrement ces amalgames faciles en évoquant la « dictature sanitaire ». Les vaccins sont même assimilés aux expériences médicales du Dr Mengele…

L’étoile jaune, symbole de stigmatisation des Juifs, est détournée pour clamer le refus d’être vacciné. Certains remontent même au Moyen Âge, en évoquant le Juif propagateur de la peste noire… En 1349, Strasbourg verra la moitié de sa population juive brûlée vive lors du massacre de la saint Valentin. Deux mille personnes périront, non pas de la peste, mais de la haine de corporations qui les accusaient d’avoir empoisonné l’eau des puits !

2019 : autre détournement des faits lorsque l’étoile jaune avec un croissant sera arborée lors de manifestations contre l’islamophobie. Les organisateurs évoquaient la similitude de la stigmatisation d’une communauté sur la base de sa religion…

Sauf que le climat des années 40 n’a rien de comparable avec la France contemporaine. 

Six millions de juifs ont péri dans les camps d’extermination nazis, dont 76.000 partis de France.

Sauf qu’en 2012 le terrorisme islamiste a tué des enfants innocents dans une école juive de Toulouse.

Sauf qu’en 2014, lors d’une manifestation pro-palestinienne, à Paris, on a entendu «  Mort aux juifs ! » et des restaurants cacher seront dévastés.

Sauf qu’en 2015, l’islamisme a encore tué quatre otages juifs à l’Hyper Cacher de Vincennes.

Sauf qu’en 2017, Sarah Halimi, 65 ans, est défenestrée par un homme jugé récemment pénalement irresponsable.

Sauf qu’en 2018, Mireille Knoll, 85 ans, rescapée de la Shoah, est poignardée à son domicile par deux individus mis en examen pour meurtre antisémite. Emmanuel Macron, président de la République, présent à ses obsèques, évoquait « l’obscurantisme barbare ». 

2019 : les actes antisémites ont progressé de 27 % (687 contre 541 en 2018 : source Ministère de l’Intérieur). 

2020 : malgré le confinement dû à la Covid-19, le nombre d’agressions physiques (44) est resté inchangé (45 en 2019). Et Miss Provence sera insultée pour ses origines israéliennes.

« L’antisémitisme est un virus qui mute » expliquait alors Haïm Korsia, le grand rabbin de France, considérant que « la façon de lutter contre cette haine doit muter aussi ». 

Il réagissait à un sondage révélant que 34 % des juifs de France se sentent menacés. 2021 : la haine déferle toujours sur les réseaux sociaux, excitée par les nouveaux tensions du Moyen-Orient suite aux émeutes de Sheikh Jarrah à Jérusalem-est. 

Pour 2022, année d’élection présidentielle, quel sera le niveau de cette haine ? 

L’an prochain ce seront les 80 ans de l’instauration de l’étoile jaune. Un triste anniversaire en perspective…


Thierry Noël-Guitelman




samedi 24 avril 2021

Marguerite, libérée de Drancy pour faciliter le vol de tableaux convoités par Göring

Pilleur attitré de Göring, l’historien d’art Bruno Lohse récupérait des toiles de maîtres pour le chef nazi. Collectionneurs et galeries juives comptaient parmi ses cibles favorites. En 1942, il s’attaque à la célèbre galerie Cailleux en s’appuyant sur les origines de l’épouse du propriétaire…

Judith Marguerite Serf
(1882-1973)
photo Geneanet
Bruno Lohse, marchand d’art allemand et nazi, participa activement au pillage des collections d’art de familles juives françaises pendant l’Occupation. Pour fournir les plus belles oeuvres au criminel de guerre Hermann Göring, il était en contact avec Paul de Cayeux de Sénarpont (1884-1964), dit Cailleux, qui présidait jusqu’en 1941 le syndicat des marchands d’art et antiquaires.

À la tête d’une galerie prestigieuse depuis 1912, ce grand collectionneur, spécialiste du 18e siècle français, catholique, était marié depuis 1910 à Judith Marguerite Serf (1882-1973).

Née à Paris dans une famille juive alsacienne de Buschwiller, elle sera arrêtée le 19 septembre 1942 et envoyée au camp de Drancy pour être déportée…

C’était sans compter sur l’intervention de Lohse qui obtiendra sa libération le 30 octobre. Une faveur obtenue au prix d’un ignoble chantage : en échange, Lohse demanda à Cailleux la liste des tableaux que des antiquaires juifs avaient confiés à leurs collègues aryens. 

Selon Christian Michel, professeur d’Histoire de l’art à Lausanne et à l’université de Nanterre, arrière petit-fils de Marguerite et Paul Cailleux, ce dernier n’aurait pas donné la liste réclamée. D’autres marchands parisiens n’ont pas eu le même scrupule, comme l'antiquaire véreux Yves Perdoux et le comte de Lestang qui révéleront aux allemands les caches de la collection de Paul Rosenberg, moyennant une commission de dix pour cent en tableaux, sur la valeur totale estimée de la collection. (1) 


Les accusations de Léonce Rosenberg


Hector Feliciano, dans son livre « Le musée disparu », enquête magistrale sur le pillage des oeuvres d’art par les nazis, pense au contraire que Paul Cailleux a cédé aux exigences du Commissariat général aux questions juives (CGQJ). Mais, il n’apporte pas de véritable preuve. Il se contente de citer Léonce Rosenberg, le frère de Paul, qui affirmait dans une lettre du 22 février 1945, adressée à la Commission de Récupération Artistique, qu’après le refus du Syndicat des éditeurs d’art et négociants en tableaux modernes de désigner des membres de son syndicat pour administrer des galeries juives « aryanisées », le CGQJ demanda « à Paul Cailleux qui a accepté ce sale travail ».

Et la lettre accusatoire précisait non sans rancune : « Il a immédiatement convoqué le ban et l’arrière-ban de l’Association des Antiquaires, dont il était le président. Il leur a fait croire qu’ils toucheraient une commission sur la liquidation des galeries juives. Beaucoup ont accepté ce rôle de vautours (…) On a alors assisté à une situation très étrange : des galeries d’art moderne liquidées par des marchands d’antiquités, et le propre comptable de Cailleux, qui avait la charge de nommer les administrateurs provisoires, désigné lui-même comme administrateur des galeries Josse Hessel, Bernheim-Jeune et Wildenstein ! » (2)

Feliciano rajouta un couplet à charge pour Paul Cailleux en citant l’enquête de journalistes de L’Express, parue en 1995, sur les oeuvres d’art emportées en Russie par l’Armée Rouge. Il est révélé qu’une nature morte du peintre du 18e siècle François Desportes, exposée au musée Pouchkine à Moscou, figure dans le répertoire des biens spoliés en France comme ayant appartenu à Paul Cailleux. Or, le tableau a été vendu le 16 juillet 1941 par Cailleux au musée de Dusseldörf. « Cailleux aurait ainsi déclaré avoir été spolié d’un tableau pour lequel un musée allemand lui avait déjà versé une importante somme d’argent ». (3) 


Marguerite, orpheline à 9 ans


Bien malgré elle, Marguerite Cailleux se retrouva au coeur des tractations marchandes et des rivalités professionnelles de son mari.

Christian Michel avait 14 ans à la mort de son arrière grand-mère. Tous les jeudis, il allait déjeuner avec elle dans son appartement, au deuxième étage de la galerie. Elle ne lui a jamais parlé de Drancy ni de son arrestation : « Elle avait souffert comme française et non comme juive de la défaite de 1940. Elle exigea que soient fermés les volets de la maison où sa famille s’était trouvée pendant l’exode, lors de l’arrivée des troupes allemandes, ne voulant pas qu’il y ait de spectateurs aux fenêtres pour ce signe de la défaite. »

« Sa famille n’avait aucune affinité religieuse, son frère survivant était franc-maçon. En 1910, elle épousa un jeune marchand qui avait deux ans de moins qu’elle, catholique. Il n’y avait pas de rabbin à son enterrement ni de récitation du Kadisch. Cela n’en fait guère une figure juive ! »


Marguerite n’a pas eu une enfance très heureuse. Ses parents meurent accidentellement lorsqu’elle avait 9 ans. Son père Samuel Serf, horloger, avait 51 ans et sa mère Anna Esther Bloch, 36 ans. Elle sera élevée avec ses frères Marc et André, par leur grand-mère maternelle Pauline Ulmann qui meurt à son tour lorsque Marguerite a 17 ans. Son mariage avec Paul Cailleux chassera les nuages avec la naissance de ses deux enfants Jean, en 1913, et Denise, en 1917.


Dans la galerie du 136, rue du Faubourg Saint-Honoré, Paul travaillait avec son fils Jean, diplômé de l’Institut d’art et d’archéologie, ancien élève de l’Ecole du Louvre. 

Leurs expositions attiraient le tout-Paris des amateurs d’art et des collectionneurs mais les persécutions antisémites viendront compliquer la vie de la famille. 

Hector Feliciano note que « à l’instar de bon nombre de ses confrères, Cailleux réalise des affaires juteuses avec les Allemands, tout au long de l’Occupation ». (4) 

« La réputation de la galerie parisienne est telle que de nombreux officiers supérieurs de la Wehrmacht ainsi que des hauts fonctionnaires du Reich viennent y chercher des pièces pour décorer leurs bureaux ».

Au total, une soixantaine de transactions selon le rapport de l’armée britannique établi à partir des documents comptables de la compagnie allemande Schenker, spécialisée dans le transport d’oeuvres d’art.


La famille cachée dans le Poitou


Début décembre 1943, un an après l’épisode de l’arrestation de Marguerite, craignant une éventuelle aryanisation de la galerie du fait des origines de sa mère, Jean Cailleux, son épouse Daria Kamenka, née à Saint-Pétersbourg, et leurs enfants Marianne, Catherine et Olivier, alors âgés de 7 ans et demi, 5 et 3 ans, se réfugient dans les Deux-Sèvres par l’intermédiaire du pasteur Yan Roullet qui sera arrêté plus tard pour faits de résistance. Ils seront accueillis chez les Simon, une famille du petit village de Thorigné. 

Daria effectuait des traductions pour les protestants, majoritaires dans le pays Mellois. Dans les années soixante, sous le nom de Daria Olivier, madame Cailleux publiera plusieurs romans historiques consacrés à sa Russie natale. (5)

Néanmoins, Jean Cailleux ira témoigner devant le tribunal militaire de Paris, au procès de l’ERR (Einsatzsab Reichsleiter Rosenberg). « C'est lors du procès de Lohse que mon père a témoigné en sa faveur. Dans l’article déjà ancien de la revue L'Oeil, « Dans les ténèbres du Docteur Lohse », on explique que Lohse, sentant probablement le vent tourner, s'était vanté d'avoir fait libérer ma grand mère » souligne Sylvie Delbecq, la fille cadette de Jean Cailleux, née en 1944, petite-fille de Paul. (6)


En 1960, lors des noces d’or de Marguerite 
et Paul Cailleux, mariés le 1er octobre 1910. 
Avec leur beau-frère André Serf (1889-1969) 
et belle-soeur Marcelle (1899-1967) photo Geneanet


Après guerre, la maison Cailleux préféra tourner la page et oublier ce passé encombrant.
Lohse, capturé en Allemagne par les Alliés, et cinq autres inculpés allemands comparaîtront pour pillage d’oeuvres d’art. 

Le 3 août 1950, le verdict tombe après seulement deux jours d’audience. Lohse est acquitté et libéré aussitôt, après un peu plus de cinq années de détention.

Une performance due à son avocat, le ténor du barreau, Me Albert Naud, résistant, défenseur de nombreux collaborateurs, dont Adrien Marquet, ministre de Pétain, et l’écrivain Louis-Ferdinand Céline. 


Sujets tabous…


À la mort de son père en 1964, Jean Cailleux reprend la galerie jusqu’en 1984, secondé par sa soeur Denise Cailleux-Mégret, et à partir de 1960 par sa fille Marianne (1936-2004), diplômée en histoire de l’art. Il décède  à 96 ans en 2009.

Sylvie Delbecq explique que « ces sujets étaient tabous pendant mon enfance et ce n’est qu’à l’âge adulte que j’ai appris tout cela et ce qu’il y avait autour. Les histoires de pillage des oeuvres d’Art et le rôle de mon grand-père m’ont été révélés par le livre d’Hector Feliciano. Tombant des nues, j’ai interrogé mon père à ce sujet, mais il a répondu de façon évasive. La seule chose que je savais était que ma grand mère avait été sauvée par un allemand. »


De retour dans le commerce d’oeuvres d’art à Munich, Lohse offrira des chefs-d'œuvres à des musées américains... L’historien Jean-Marc Dreyfus indique qu’en 1969, Lohse sera l’un des experts pour la vente d’un tableau de Rubens et Brueghel, « Diane et ses nymphes s’apprêtant à partir pour la chasse ». Un tableau déjà vendu en 1940 à Goering…(7) 

À sa mort, en mars 2007, des dizaines de peintures impressionnistes seront retrouvées dans une pièce blindée d’une banque de Zurich, cachées pour la mystérieuse fondation Schönart, installée en 1978 par Lohse au Liechtenstein. Notamment « La Baie de Moulin Huet, à Guernesey » peinte vers 1883 par Auguste Renoir, « Vétheuil avec Seine en hiver » de Claude Monet, spolié en 1941, et « Le Quai Malaquais, Printemps 1903 » de Camille Pissaro, volé par la Gestapo à l'éditeur berlinois Fischer, qui sera rendu à Gisela Bermann Fischer, l’héritière de la famille.


Dans l’ombre de son mari, Marguerite Cailleux aura eu bien du mal à exister : « C’était une femme assez effacée avec un mari assez dominateur » se souvient Sylvie Delbecq.

«  C'était fascinant de la voir si menue, dans le grand appartement du 136 

faubourg Saint Honoré, rempli à ras bord de merveilles… et parfaitement 

à sa place, couverte de très beaux bijoux, mais sans ostentation ».

Après guerre, Paul ne sera pas inquiété à la différence de deux confrères marchands, collaborateurs zélés, mais blanchis par l’épuration. Le premier, Jean-François Lefranc, sera condamné en 1946 pour intelligence avec l’ennemi. Outre la livraison à la Gestapo des 333 tableaux de la collection d’Adolphe Schloss, il confisqua 93 tableaux appartenant à Simon Bauer, parmi lesquels « La cueillette » de Pissarro, qu’il vendra en avril 1944. Après 75 ans de procédures, l’oeuvre sera restituée en 2020 aux héritiers Bauer. 

Le second, Martin Fabiani, assistant de Schoeller dans des ventes aux enchères, défendu par M° Floriot, sera condamné à une amende de cent quarante-six millions de francs.


En 1982, Marianne Roland Michel reprend la galerie familiale jusqu’en 1996, laissant la direction à sa cousine Emmanuelle de Köenigswarter, jusqu’à la fermeture de ce lieu historique en 2000. Son fils, Christian Michel, préférant poursuivre sa carrière universitaire, un nouveau propriétaire prend la suite : Patrice Bellanger, spécialisé dans la sculpture et la terre cuite. A la mort de ce dernier, en 2013, le galeriste Éric Coatelem, qui exerçait juste en face depuis 1986, renoue avec « l’esprit Cailleux ».

Depuis 2005, la Fondation Marianne et Roland Michel attribue chaque année le Prix Marianne Roland Michel en faveur des auteurs spécialisés dans le domaine de l'histoire de l'art et destiné à les aider à publier leurs ouvrages. 

Au gré des rares restitutions de tableaux spoliés qui font de temps en temps l’actualité, la galerie Cailleux garde précieusement ses secrets sur cette époque trouble qui s’efface peu à peu avec le temps. 


Thierry Noël-Guitelman


(1) Hector Feliciano, Le musée disparu (Gallimard 2010) p. 90-91 et témoignage de Christian Michel recueilli en septembre 2020.

(2) Ibid, p. 219-220. Lire aussi l'histoire d'un tableau de Fernand Léger réquisitionné par Göring.

(3) Ibid, p. 323-324

(4) Ibid, p. 207, 216 et annexe I, p. 361 à 370

(5) Jean Marie Pouplain : « Les enfants cachés de la résistance » (Geste éditions/témoignages 1998) p. 106 à 108.

(6) Témoignage recueilli en janvier 2019

(7) Jean-Marc Dreyfus : « 10 890 tableaux, 583 sculptures, 583 tapisseries, 2 477 pièces de mobiliers anciens, 5 825 pièces de porcelaine "Le procès de l’ERR et du pillage des œuvres d’art, Paris, 1950", Histoire@Politique, n° 35, mai-août 2018




https://histoire-image.org/fr/etudes/bruno-lohse-hermann-goering

mercredi 17 février 2021

Marcel Lattès, compositeur oublié (1886-1943)

Marcel Lattès est né à Nice le 11 décembre 1886. Compositeur talentueux d'opérettes, ses musiques ont fait les beaux jours du cinéma des années trente. Arrêté le 4 octobre 1943 à Paris, il sera déporté à Auschwitz où il meurt au lendemain de son 57e anniversaire. Retour sur la vie et l’oeuvre de ce musicien oublié.


Marcel Lattès (1886-1943) coll. particulière

Chez les Lattès, l'éclectisme et la diversité sont de rigueur. 

Le grand-père Moïse Lévi Lattès (1817-1908), musicien, venait de Marseille. Son épouse, Adèle Farcassin (1815-1881), était originaire de Tours.

Le couple aura deux fils : Lucien (1851-1932), et Emile-Eugène (1847-1934) sorti ingénieur de l'Ecole Centrale. Entre 1870 et 1880, la famille, installée à Nice, possédait le magasin « A la Ville de Paris », spécialisé dans les nouveautés et les tissus. 

Lucien se partagera entre Nice et Paris, où il ouvrira en 1902 un bureau de banquier-agent de change avenue de l'Opéra. 

Il présida des sociétés de préparation militaire de la Guerre de 14-18, ce qui lui vaudra la croix de Commandeur de la Légion d'honneur en 1924. 

Son épouse Jeanne Wormser (1861-1922), était née à Bischwiller en Alsace, fille d'un marchand de bestiaux et de draps. Ils se sont mariés à Elbeuf (Seine-Maritime) en 1881.

Deux fils naîtront à Nice, au 21 rue Gubernatis : Georges Lattès (1882-1969), qui deviendra avocat puis banquier et Marcel Moïse Lattès, en 1886. 

À 20 ans, doué pour la musique, élève de Louis Diémer et Charles-Marie Widor, Marcel décroche le premier prix de piano du Conservatoire de Paris et il obtient ses premiers succès en 1908, en signant des partitions de comédies musicales aux côtés du parolier-scénariste Albert Willemetz (1887-1964), considéré comme l'un des pères de l'opérette moderne.



Engagé volontaire pendant la guerre de 1914-18, croix de guerre, officier de la Légion d’honneur, il servira comme infirmier dans les ambulances russes du colonel Dimitri d'Osnobichine.

La Grande Guerre terminée, il retourne à la musique et écrit la partition de « Maggie », montée uniquement en Angleterre puis jouée en France en 1921, au théâtre Marigny, sous le titre de « Nelly ». 

À 41 ans, en 1927, la notoriété arrive enfin avec « Le Diable à Paris » co-écrit avec Willemetz. Cette opérette, avec Dranem, innove autour des rythmes basques de fandango, vingt ans avant Francis Lopez. 

En 1930, le succès est au rendez-vous de l’opérette policière « Arsène Lupin banquier », créée aux Bouffes Parisiens. Lattès est entouré par des valeurs sûres, Yves Mirande et Willemetz. René Koval et Jean Gabin en jeune premier comique, sont à l'affiche. Ce spectacle sera inspiré de l’oeuvre de l’oncle de Lattès, Maurice Leblanc (1864-1941), marié avec Marguerite Wormser, une soeur de sa mère.


Marcel Lattès (archives de la SACEM)




Dans l'encyclopédie multimédia

de la Comédie musicale :












En 1931, il signera toute la musique de la Revue des Nouveautés, et des chansons avec Henri Jeanson. 

Les musicologues qualifieront Lattès de « compositeur savant et subtil orchestrateur, qui possédait aussi un grand sens de la mélodie originale ».


Une quarantaine

de musiques de films


Face au déclin de la comédie musicale, Lattès sait rebondir en se lançant dans la musique de films de 1929 à 1941. On lui doit les musiques d'une trentaine de films musicaux.

Il signera la musique des premiers films de l’argentin Carlos Gardel (1890-1935) tournés en espagnol : La Casa es seria et Esperame en 1932, et Melodia de Arrabal en 1933. 

Au total, une quarantaine de partitions écrites pour les plus grands réalisateurs :

Mario Camerini Rails, 1930 

Roger Capellani Quand te tues-tu ?, 1931 et Avec l'assurance, 1932

Leo Mittler Les Nuits de Port-Saïd, 1931

Karl Anton Maquillage, avec Edwige Feuillère et Saint-Granier, 1932

Harry Lachman La couturière de Lunéville, 1932

Léo Mittler Les Nuits de Port-Saïd, 1932

Georg-Wilhelm Pabst Du haut en bas, avec Jean Gabin, 1933

René Guissart Je te confie ma femme, 1933, où Arletty interprète la chanson « Et le reste »), dans le film " Maquillage ", 1932, Primerose, 1934

Karl Anton Monsieur Albert, 1932, Matricule 33, 1933, La Cinquième Empreinte ou Lilas Blanc, 1935 

Augusto Genina Nous ne sommes plus des enfants, 1934

Louis Gasnier Esprame, 1933 (avec Carlos Gardel) Fedora, 1934 (avec Marie Bell), Iris perdue et retrouvée, 1934

Jean de Marguenat Adémaï au Moyen-Âge,1934

Abel Gance Lucrèce Borgia, 1935, avec Edwige Feuillère

Serge de Poligny Retour au paradis, 1935

Maurice Tourneur Avec le sourire1936, et la chanson Y’a du bonheur pour tout le monde, interprétée par Maurice Chevalier

André Berthomieu Le mort en fuite, 1936, avec Jules Berry et Michel Simon ; Le Secret de Polichinelle, 1936, avec Raimu et Françoise Rosay

Christian-Jaque A Venise, une nuit, 1937, avec Albert Préjean et Mouloudji

Pierre Colombier Une gueule en or, 1936, Balthazar, 1937, avec Jules Berry

Roger Richebé L'Habit vert, 1937

Jean Dréville Maman Colibri, 1937

Jean Choux Paix sur le Rhin, 1938

Marcel L'Herbier Entente cordiale, 1939, avec Gaby Morlay et Victor Francen

Il écrit aussi des musiques de chansons, comme Je t'attendrai en 1932, avec Saint-Granier.

En 1939, il débute l'écriture de la comédie musicale « Histoire d’humour », sur un livret de Léopold Marchand, avec Pierre Fresnay et Yvonne Printemps mais la déclaration de guerre enterre cette création...

Sa brillante carrière sera brisée et ses dernières musiques résonneront dans deux films sortis en avril 1940 : Sur le plancher des vaches de Pierre-Jean Ducis, avec Noël-Noël et Pauline Carton, puis  Elles étaient douze femmes de Georges Lacombe, interprété par Gaby Morlay, Françoise Rosay et Micheline Presle. 

Ses dernières notes seront pour Le feu de paille de Jean-Benoît Lévy (qui émigrera aux États-Unis pendant l'Occupation) d’après Henri Troyat, sorti en avril 1941, avec Orane Demazis.


Arrêté dans la « rafle des notables »


D’origine juive, Marcel Lattès sera arrêté le 12 décembre 1941 lors de la rafle dite "des 743 notables israélites", en représailles d'attentats anti-allemands. 

Détenu au camp de Compiègne-Royallieu, il y croisera René Blum, ancien directeur du Théâtre de Monte-Carlo et frère de Léon Blum, mais aussi Maurice Goudeket, le mari de l’écrivaine Colette.

Jean-Jacques Bernard, romancier et dramaturge (fils de Tristan Bernard), relatera après guerre sa détention dans «  Le Camp de la mort lente » : «  Le compositeur Marcel Lattès arriva les mains dans ses poches, sans valise, sans couverture, souriant, persuadé et répétant à chacun que cette histoire était cocasse et que nous serions sûrement libérés avant vingt-quatre heures. »

En mars, Lattès est transféré à Drancy. Affecté au service chargé de la confection de matelas, il sera libéré au printemps 1942 grâce aux démarches de son frère Georges et de Sacha Guitry.


L'exemption d'étoile jaune de Marcel Lattès (CDJC XXVa-185)
Il obtiendra une exemption provisoire du port de l’étoile jaune valable entre mai et septembre 1943 (1), qui lui permettra de retravailler et de courir moins de risques lorsqu’il sortait le soir, malgré le couvre-feu.

Un avantage certain obtenu en application du cadre dérogatoire de la 8e ordonnance allemande de mai 1942 imposant « l’insigne juif », grâce à son mariage mixte en 1923 avec Yvonne Colsy (1884-1952), une normande de religion catholique. 

Leur fils Jean, baptisé, ne sera donc pas considéré comme juif et Marcel Lattès sera également dispensé des interdictions prévues par le Second statut des Juifs (loi du 2 juin 1941) et pourra composer de la musique pour le cinéma et le théâtre.


Nouvelle arrestation 

en octobre 1943


Un court répit car le 4 octobre 1943, la police l'arrête à nouveau à son domicile, près de Pigalle. 

Motif : une dispute à la sortie du Fouquet’s aux Champs-Elysées, avec un officier allemand qui se serait mal comporté avec une femme (d’après le témoignage de la petite-fille de Marcel, la réalisatrice Variety Moszynski, décédée en 2010).

Dans un premier temps, il est envoyé au camp de travail d'Austerlitz, dans l'enceinte de la gare parisienne où les allemands entreposent des objets volés. Marcel partage son infortune avec le célèbre nageur Alfred Nakache, arrêté sur dénonciation à Toulouse fin décembre 1943.

« Ils font des signes de la main à leurs femmes à travers une fenêtre qui donne sur une ruelle où des proches viennent guetter un geste. Soudain le chef du camp, l'Allemand Korane, les surprend. D'un coup de crosse de revolver, il fracasse le crâne de Lattès et assomme Nakache. Pendant une heure, le premier a la tête en sang et le second est K.-O. » (2)

Après Austerlitz, retour à Drancy.

Cette fois, ses soutiens n’obtiendront rien.

Marcel Lattès sera du convoi n° 64 du 7 décembre 1943 pour Auschwitz, qui comptait 155 enfants. 

Parmi ses compagnons d’infortune se trouvaient Aaron Cyrulnik, le père du neuropsychiatre Boris Cyrulnik, et Raymond-Raoul Lambert (1894-1943), président de l’UGIF (Union Générale des Israélites de France), son épouse Simone et leurs quatre enfants, Lionel, 14 ans, Marc, 11 ans, Tony, 4 ans et Marie, 1 an.

Arrivés le 10 décembre, 267 hommes et 72 femmes seront sélectionnés pour les travaux forcés. Marcel Lattès meurt dans la chambre à gaz le 12 décembre, au lendemain de son 57e anniversaire.


Thierry Noël-Guitelman


(1) CDJC XXVa-185

(2) Pierre Assouline : "Le nageur", p.135 (Gallimard, 2023)













LES LATTÈS DE NICE


Après avoir été chassés du Languedoc, entre le XIVe et le XVIIe siècle, de nombreux « Juifs du Pape », réfugiés du Comtat-Venaissin, privés d’état-civil jusqu’à la Révolution, prendront des patronymes rappelant leur localité d’origine. 

Il en va ainsi des Lattes, ville au sud de Montpellier, pour beaucoup originaires du Piémont, installés à Nice. 
Rien d’étonnant si l'on trouver jusqu’à nos jours des Lattès parmi les notables juifs de la cité azuréenne : 

Abraham Moïse Alfred Lattès - surnommé Fred - (1908-1993) siègea au conseil municipal sur la liste de Jacques Médecin, de 1965 à 1977 où il était en charge de l'Opéra. 

Il a longtemps présidé la communauté juive niçoise et le consistoire régional. Avec son épouse Simone Sultana Abami (1912-1996), il repose au cimetière du Château, tout comme son père Joseph Lévy-Lattès (1867-1948). 

Son magasin "Lattès Tissus", installé 4-6 Descente Crotti, fondé par son grand-père en 1840, a été un phare incontournable du commerce local jusqu’à sa fermeture en 1999. Il était alors dirigé par Michèle Lattès, l'épouse de Gérard, l'un des trois fils Lattès. Son jumeau, Eric a opté pour la banque. 

L'aîné, Jean-Claude Lattès (1941-2018), est devenu un éditeur et romancier célèbre. (Remerciements à M. Serge-David Abihssira, administrateur du Consistoire israélite de Nice, chargé de mission pour la restauration et la conservation du cimetière du Château, pour ses précieuses indications sur les Lattès inhumés à Nice).


ÉVOCATION DE MARCEL LATTÈS par Benoît Duteurtre

 

Le critique musical Benoît Duteurtre a écrit de belles pages sur ces artistes dont la carrière s'est interrompue brusquement dans les années 1940.

Dans son livre "La mort de Fernand Ochsé" (Fayard, 2021), il revient sur la carrière de Marcel Lattès, consacrant tout un chapitre à la première de l'opérette "Le diable à Paris", le 27 octobre 1927, au Théâtre Marigny, avec quarante musiciens, trente danseurs et une fabuleuse succession de tableaux. 

" Le compositeur, Marcel Lattès, passait pour un des meilleurs de la jeune génération, protégé d'André Messager et de Reynaldo Hahn - les deux maîtres du genre. Mieux encore : le livret était dû aux rois du boulevard : Robert de Flers et Francis de Croisset, déjà auteurs du livret de Ciboulette en 1923. Sauf que Flers était mort avant d'achever son travail, si bien que les couplets avaient été achevés par Albert Willemetz, le champion de la revue et de la chanson". (p. 127)

Dans la distribution, des noms prestigieux : le chanteur Dranem, la comédienne Jeanne Cheirel, la chanteuse lyrique Edmée Favart, le jeune premier ténor Aimé Simon-Girard, l'acteur Raimu, les célèbres Dolly Sisters qui avaient réglé les ballets.

Pour cette première représentation, l'immense compositeur André Messager était présent, accompagné de sa fille Bibi et de son fiancé Jacques-Henri Lartigue.

"Si toutefois Messager sortait au théâtre, malgré son âge et ses ennuis de santé, c'était surtout pour applaudir son protégé, Marcel Lattès, un des rares jeunes compositeurs à conjuguer la science musicale et la fantaisie de l'opérette moderne" (p. 129)

Fernand Ochsé, Reynaldo Hahn, étaient présents ainsi que Maurice Leblanc, l'auteur d'Arsène Lupin, oncle de Marcel Lattès, par sa femme.

À l'entracte, "Lattès sembla enchanté de voir apparaître de si bon amis. Bibi avait applaudi ses premiers succès à Londres. Lartigue l'accompagnait parfois dans les stations balnéaires où le compositeur avait la fâcheuse habitude de dilapider ses droits d'auteur au baccara. Heureux de retrouver son complice en pleine gloire, le sémillant Lartigue s'exclama : - Merveilleux, plein d'esprit ! Avec ce que va te rapporter Le Diable à Paris, nous retournerons bientôt tenter le vrai diable...à Deauville !" (p. 134)

Après Le Diable à Paris, Lattès connaîtra un nouveau succès en 1930 avec Arsène Lupin banquier, une opérette policière adaptée des romans de Leblanc. "Puis il s'était consacré davantage à la musique de cinéma, tournant plusieurs films en espagnol avec Carlos Gardel, le génial chanteur de tangos. En 1935, Lattès avait retrouvé la scène des Bouffes-Parisiens dans Pour ton bonheur interprété par le jeune Albert Préjean, le subtil Koval et le délirant Saturnin Fabre ; mais le succès n'avait pas suivi et Marcel était retourné vers les plateaux où il avait continué à mettre en musique la joie de vivre à la française : dans Avec le sourire de Maurice Tourneur joué par Maurice Chevalier en 1936 ; puis dans L'Habit vert de Roger Richebé interprété par Elvire Popesco en 1937. Pas plus qu'Ochs ou Oberfeld, il n'avait réellement senti la menace. C'est alors que les armées du Reich avaient lancé leur offensive éclair, le 10 mai 1940"... (p.220-221)

B. Duteurtre (p. 236-237) revient sur la rafle des notables fin 1941 où Lattès bénéficiera de solidarités : "Des lettres collectées par son frère louent son irréprochable patriotisme. L'intervention de Sacha Guitry, qui entretient des relations privilégiées avec l'ambassade allemande, va faciliter sa libération. Mieux encore, Lattès obtient une exemption provisoire de porter l'étoile jaune" (...) Lattès, pourtant, oublie qu'il reste en danger, et son tempérament fantasque le pousse à commettre une erreur fatale. Au lieu de rester discret, il fréquente les cafés, notamment le Fouquet's où, selon les témoignages, il interpelle un officier allemand qui se serait mal comporté envers une femme... ". Suivra son interpellation, et sa déportation.

Tous les trésors des comédies musicales parisiennes de l'entre-deux-guerres sont à retrouver sur le site de Jacques Gana. D'autres trésors reposent dans les archives de la Radiodiffusion française conservés par l'INA, le service lyrique de l'ORTF ayant été démantelé en 1975.

Le Diable à Paris a été enregistré en 1957 par la RTF.

LISTE DES OEUVRES LYRIQUES 

  • 1908 : Fraisidis, opérette en un acte, livret de Jacques Redelsperger, création au théâtre de la Comédie Royale
  • 1910 : Athanais, « légende mimo-lyrique » en un acte, livret de Jean Civieu (création à l'opéra de Monte-Carlo ; reprise la même année à l'Opéra-Comique)
  •  : La Cour Mauresque, fantaisie en deux actes, livret de Fernand Nozière, théâtre du comte Robert de Clermont-Tonnerre à Maisons-Laffitte, 1912.
  • 1913 : Il était une bergère, « conte mélodique » en un acte, livret d'André Rivoire (création à l'Opéra-Comique, où il est donné 52 fois)
  • Les Dandys ou La Jeunesse dorée, livret de Henri Verne et Gabriel Faure, avec André Lefaur (théâtre de l'Apollo)
  • 1919 : Maggie, lyrics de Jacques Bousquet, livret de Guy Bourrée, adaptation en anglais par Fred Thompson (création en anglais à Londres, Oxford Theatre ; opérette non-représentée en France)
  • 1921 : Nelly, nouvelle version de Maggie pré-citée, lyrics de Jacques Bousquet, livret de Henri Falk, avec Denise Grey, Félix Oudart (théâtre de la Gaîté-Lyrique)
  • 1922 : Monsieur l'Amour, livret de René Peter et Henri Falk (théâtre Mogador)
  • 1927 : Le Diable à Paris, lyrics d'Albert Willemetz, livret de Robert de Flers et Francis de Croisset, avec Dranem, Raimu, Aimé Simon-Girard (théâtre Marigny)
  • 1930 : Arsène Lupin banquier, « opérette policière » en trois actes d'après Maurice Leblanc, lyrics d'Albert Willemetz, livret d'Yves Mirande, avec René Koval, Louis Blanche (également metteur en scène), Jean Gabin, Jacqueline Francell, Meg Lemonnier, Lucien Baroux, Paul Faivre (théâtre des Bouffes-Parisiens ; reprise par la Compagnie Les Brigands au théâtre de l'Athénée-Louis-Jouvet en 2007-2008)
  • 1932 : Xantho chez les courtisanes, livret de Jacques Richepin, avec André Alerme, Arletty (théâtre des Nouveautés)
  • 1935 : Pour ton bonheur, lyrics d'Albert Willemetz, livret de Léopold Marchand, avec Albert Préjean, Saturnin Fabre, René Koval, Jeanne Fusier-Gir, René Dary (théâtre des Bouffes-Parisiens)