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Jacques Helbronner 1873-1943 (dr) | | | | | | |
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Lorsque la 8e
ordonnance allemande du 29 mai 1942 instaure l'étoile jaune en zone
occupée, le Consistoire central n'a pas protesté. Comment expliquer cette attitude de l'institution juive ?
L'étoile jaune, nouvelle étape de la répression
antisémite, succédait aux statuts des Juifs
d'octobre 1940 et de juin 1941, aux recensements, aux rafles, aux
décisions allemandes d'élimination des Juifs de la vie économique,
et au premier convoi de déportés pour Auschwitz du 27 mars 1942.
Le silence du Consistoire est d'autant plus lourd qu'il tranche avec la multitude de réactions émises depuis 1940 par les institutions juives face à la politique de Vichy.
Aucun document vraiment explicite ne ressort des archives, dans l'état actuel des recherches historiques. Comment interpréter ce silence qui peut paraître surprenant de la part de l'instance communautaire chargée de représenter les Juifs de France ?
A maintes
reprises, contre les législations discriminatoires de Vichy, le
Consistoire central avait solennellement réagi,
multipliant actions et contacts au plus haut niveau de l'Etat et du gouvernement. Les réponses de Pétain " furent polies mais insignifiantes " notent Michaël R. Marrus et Robert O. Paxton, dans " Vichy et les Juifs " (Biblio Le Livre de Poche, 2004, p. 126)
Replié à Lyon, en ZNO (zone non occupée) après
l'invasion allemande de juin 1940, le Consistoire continua d'exercer son rôle devant les
pouvoirs publics. Un rôle renforcé, à partir de mars 1941, par la présidence de Jacques Helbronner, qui succédait à Robert
de Rotschild, réfugié à New-York.
Jacques Helbronner,
avocat, fils d'avocat, né en 1873, entré au consistoire de Paris en
1906, a été membre de l'état-major de Paul Painlevé, ministre de
la Guerre.
Conseiller d'Etat mis à la retraite, proche des milieux
d'affaires et du monde politique, "ami" de Pétain, il est
un authentique "Juif d'Etat", un " Fou de la
République ", pour reprendre les qualificatifs utilisées par
Pierre Birnbaum. (1)
Lyon-Vichy, la proximité géographique, facilitera les déplacements d'Helbronner qui, entre l'été 1940 et juin 1941, rencontra Pétain pas moins de vingt-sept fois, rappelle l'historien Zosa Szajkowski (The Analytical Franco-Jewish Gazetter, 1939-1945, New York 1966, p.49, n.21)
Helbronner, lors de la déclaration de guerre en 1939, à 66 ans, ira jusqu'à endosser à nouveau son uniforme de colonel de réserve. Aide de camp de Pétain, pendant la Grande Guerre, sa confiance dans le Maréchal est sans réserve.
Sacrifice et résignation
Contre l'avalanche des mesures antisémites, le Consistoire réagira par
devoir mais à la lecture des protestations, on sent Jacques
Helbronner et ses amis, dépassés par les événements. Leur stratégie, liée au sacrifice et à la résignation, seront un échec.
Leurs voix
seront de moins en moins entendues face à la lâcheté de Vichy et à la puissance des nazis. Au fil des mois, on mesure son
impuissance et son isolement. Rétrospectivement, il paraît facile d'émettre ce jugement mais
indéniablement, le piège s'est refermé sans que l'institution ait pu
influer de quelque sorte contre la politique de collaboration et la " Solution finale ", comme l'a montré la suite tragique des événements.
Chronologiquement,
voici les principales réactions du Consistoire :
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Isaïe Schwartz (photo Klein) |
22 octobre 1940 : contre
le premier statut des Juifs d'octobre 1940, le
grand rabbin Isaïe Schwartz proteste quatre jours après sa publication, auprès du chef de l'Etat, estimant qu'il s'agit de " l'atteinte la plus grave à la liberté de conscience "... " Contre les principes de ce statut, contre ses stipulations, nous élevons la plus solennelle des protestations. Nous ne pouvons adhérer aux principes de législation raciale, principes nés hors de nos frontières, répudiés par le judaïsme, niés par la science et condamnés ex cathedra par le chef de l'Eglise catholique, ainsi que par les autres églises chrétiennes ". (Alliance Israélite Universelle, CC-32, et CDJC-CCXIII-4_001).
Mais le régime n'est pas vraiment contesté lorsque le grand rabbin ajoute : " L'ordre nouveau qui a été proposé aux Français par le chef de l'Etat doit reposer sur le Travail, la Famille et la Patrie. Aucune notion ne pouvait nous être plus chère ". Il reste légaliste : " Nous continuerons de respecter les lois de l'Etat. Victimes de mesures que nous avons conscience de n'avoir pas méritées, qui nous atteignent dans notre dignité d'homme et dans notre honneur de Français, nous exprimons notre foi profonde en l'esprit de justice de la France éternelle (...) A une loi d'exception, nous répondrons par un dévouement sans défaillance à la Patrie. "
Et il conclut : " Les Français israélites ont pris pour devise : Religion-Patrie. Toujours fidèles à cet idéal, nous puiserons notre courage et notre espérance dans l'amour de Dieu et dans les leçons de la Bible, sources de la vie spirituelle du peuple français ".
Pétain répond le 12 novembre 1940 en faisant appel au "sacrifice"
: "
vous m'avez fait part de l'émotion qu'éprouve la communauté
israélite de Paris à la suite de la loi portant statut des Juifs.
L'obéissance à la loi est un des principes essentiels de tout Etat
et une des conditions indispensables au redressement de la France que
je poursuis, vous le savez, de toutes mes forces, en faisant appel au
dévouement et, si besoin est, à l'esprit de sacrifice de tous mes
concitoyens dans quelques situations qu'ils se trouvent placés. Je
suis heureux de constater que vous êtes animés de ces mêmes
sentiments et je vous remercie de les avoir exprimés ... »
(CDJC : CCXIX-114).
Des propos très hypocrites, Pétain ayant rayé de sa main les " Juifs nés français ou naturalisés avant 1860 " du projet de statut, comme le montre le document authentifié en 2010, déposé au Mémorial de la Shoah.
Le
grand rabbin Schwartz rencontrera Pétain le 15 mars 1941.
Dans un courrier du 30 mai, il reprend cette notion de
"sacrifice" et demande que les mesures en préparation
soient effectivement présentées comme " un
sacrifice et une rançon exigée par les pressions extérieures
". (CDJC : XXXI-48)
Toujours bienveillant envers Pétain, Jacques Helbronner, encore vice-président, prône la résignation. Il demande au Consistoire réuni le 2 décembre 1940 " d'accepter en silence les mesures qui nous frappent, sans rien faire qui puisse gêner l'oeuvre de redressement patriotique entreprise par le chef de l'Etat, en présence d'une défaite sans précédent dans l'histoire de la France ". (AIU, CC 15)
A
l'approche du second statut des Juifs (2 juin 1941), Jacques
Helbronner réclame à Xavier Vallat, Commissaire général aux
Questions juives, des "aménagements" en
faveur des anciens combattants. Lors de leur rencontre du 7 avril,
Vallat se veut confiant, prétendant pouvoir sauver les quatre
cinquièmes des familles juives françaises.
Helbronner estime alors
l'entretien " charmant
et cordial, collaboration confiante, promesses favorables "
(cité
par Simon Schwarzfuchs, " Aux prises avec Vichy ",
Calmann-Lévy, 1998. p. 102). Mais, le 30 mai, Vallat informe Helbronner
que les autorités allemandes ont refusé d'intégrer dans le nouveau
statut les critères des trois générations et les exemptions pour
les anciens combattants...
Au fur et à mesure que les
mesures anti-juives s'accumulent, le Consistoire va durcir sa position :
26 avril 1941 : une ordonnance allemande évince les Juifs de zone occupée de la vie
économique.
14 mai 1941 : première arrestation massive de Juifs
étrangers de zone occupée (3700 personnes, essentiellement des
Polonais, transportées dans les camps de Pithiviers et
Beaune-la-Rolande).
19
mai 1941 : attentat contre la synagogue de Marseille.
15 juin 1941 : deux semaines après le second statut, Jacques
Helbronner estime que sa dignité et celle du judaïsme français
tout entier lui imposent de “mettre
fin aux relations qu'il entretenait avec les pouvoirs publics". Un changement d'attitude s'amorce, mais la confiance est encore là et Pétain affirme à Helbronner que les nouvelles mesures à l'encontre des juifs sont imposées par les Allemands au gouvernement.
Pour le président du Consistoire, la rupture est consommée.
30 juin 1941 : Helbronner remet personnellement au maréchal un texte
signé du grand rabbin et des 43 membres du Consistoire central
protestant contre le nouveau statut. Les signataires se déclarent
encore "
convaincus que les mesures d'exception collectives prises à l'égard
des Français israélites ne peuvent pas avoir emporté l'adhésion,
même tacite, du gouvernement français ".
(CDJC : LXXII-2 et AN, AG II 610, lettre du 1er juillet 1941)
1er juillet 1941 : Helbronner écrit de nouveau à Pétain pour dénoncer
cette loi qui "
ne
vise pas les israélites en tant que Français ou étrangers, mais, à
l'imitation servile de l'autorité occupante, ne connaît ou ne
reconnaît plus qu'un troupeau juif où la nationalité, même
française, n'est plus qu'un accessoire sans valeur ni portée ".
(CDJC : CCXIX-110_002 et CDJC-LXXII-2)
7 septembre 1941 :
Helbronner donne lecture au Consistoire de sa réponse à Xavier
Vallat qui, sur ordre du maréchal, l'avait invité à présenter une
demande de dérogation au statut des Juifs. Sa lettre de refus est
applaudie par ses collègues, mais il reconnait que la politique
d'entente avec les pouvoirs publics qu'il avait préconisée a
totalement échoué.
Opposition à l'UGIF
Jacques
Helbronner repart à l'offensive à l'occasion de la création de l'UGIF (Union générale des
Israélites de France). Il rédige un
contre-projet de loi, présenté le 19 octobre 1941, à l'assemblée
du Consistoire où, faisant le bilan de ses actions, il dit vouloir " sauvegarder l'honneur du judaïsme français " et il estime qu'en raison de la loi de Séparation de
1905, la loi " risque
d'ouvrir en France une ère de persécution religieuse".
(CDJC : CCXIII-6_002)
Consistoire-UGIF : la question de la légitimité est posée et Michel Laffitte (dans “
Juif dans la France Allemande “ - Tallandier, 2006, p. 48) rappelle
les relations conflictuelles et le fossé intellectuel entre Jacques
Helbronner et Raymond-Raoul Lambert, le président de l'UGIF. Un
point de vue partagé par Sylvie Bernay (dans L'Eglise de France face
aux persécutions des Juifs - CNRS Editions, 2012, p.263) notant que
le Consistoire central redoute " de perdre son rôle de
représentation auprès du gouvernement ".
29 novembre 1941 : la loi instaurant l'UGIF sera effectivement un
rude coup pour le Consistoire qui voit sa représentation
confessionnelle remplacée par une représentation raciale. Il
perd aussi le contrôle des oeuvres de bienfaisance, dissoutes (lettre du 13 novembre de Lavagne, chef du cabinet civil de Pétain indiquant qu'il transmet au CGQJ les inquiétudes d'Helbronner concernant le projet de dissolution des associations de bienfaisance CDJC-CCXIII-7_001. Lettre du 24 novembre 1941 où Lavagne indique que le CGQJ n'a pas voulu envoyer l'étude du projet de création de l'UGIF au Conseil d'Etat, mais il assure Helbronner de continuer les démarches pour " faire revoir le projet et l'amender " CDJC : CCXIII-9_001).
Le Conseil
de l'Association des rabbins de France rejette la loi estimant la
séparation, entre les associations cultuelles et l'Union générale
"opposée
aux principes et aux traditions du judaïsme"
(...) " Si
elle doit être respectée comme loi d'Etat, elle ne peut être
acceptée librement par les Israélites ". (CDJC : CDXX-12,
séance du 7 décembre 1941)
Consistoire
et UGIF se retrouvent en concurrence directe et l'institution réagit.
7 décembre 1941 : le Consistoire stipule qu'il "
est
impossible aux membres des comités des oeuvres d'accepter les
fonctions de membres du CA de l'Union " (CDJC : CCXIII-10).
Lors de son procès, fin 1947, Xavier Vallat rappellera la motion du
18 janvier 1942 où la délégation permanente du Consistoire blâmait
ses membres qui avaient accepté d'entrer dans le conseil de l'UGIF
(CDJC : LXXIV-7, p.12)
8 décembre 1941 : dans
un courrier à Pétain, Jacques Helbronner
demande "d'arrêter
cette campagne de haine "
contre les Juifs.
" Le
régime cruel et inique que les autorités occupantes nous ont imposé
depuis plus d'un an frappe de plus en plus injustement tant de
Français de religion israélite que vous m'excuserez si je viens
aujourd'hui adresser au chef de l'Etat, au père de la patrie, et à
lui seul, un appel pathétique en faveur de tant de malheureux privés
de leurs droits de citoyens (...) Ces persécutions ne
prendront-elles jamais fin ? (...) Ne craignez-vous pas qu'en
imposant à la France une législation si contraire à ses traditions
et à son génie, nos ennemis n'aient en réalité poursuivi
l'humiliation de notre patrie en nous infligeant, après une défaite
militaire, une véritable défaite morale ?
"
“
Monsieur le Maréchal, je vous en supplie, arrêtez cette campagne de haine :
elle est affreuse, elle augmente injustement les souffrances des
Français qui pleurent avec vous les malheurs de la patrie. Ces
hommes croient en Dieu, en sa justice éternelle... Croyez, Monsieur
le Maréchal à mon dévouement fidèle et à ma persistante et
respectueuse affection “.
(CDJC : CCXIX-113_001)
Trois
jours plus tôt, le 5 décembre, un attentat visant des soldats de la
Wehrmacht, les représailles seront terribles : exécution de cent
otages, amende d'un milliard pour les Juifs de Paris, et déportation
de mille Juifs et cinq-cents communistes.
La rafle
du 12 décembre 1941 touchera 743 notables juifs français.
Jacques
Helbronner et le grand rabbin Schwartz, incarnant inlassablement la
permanence "morale" de la représentation Juive,
demandent audience à Pétain le 19 décembre.
Ils rencontrent le cardinal Gerlier, le primat des Gaules, et
l'implorent de réagir (le cardinal Suhard promet son aide au grand
rabbin de Paris, le 22 décembre 1941, et le pasteur Boegner, de la
Fédération des Eglises protestantes, interviendra auprès de Vichy.
La conférence épiscopale, réunie les 12-13 février 1942 à Lyon,
apportera aussi son soutien au Consistoire).
27
mars 1942 : nouveau coup de semonce, avec le premier convoi de 1112
Juifs parti de Compiègne pour Auschwitz.
19 mai 1942 : Jacques Helbronner écrit à
Laval : " Le
Consistoire central estime aujourd'hui indispensable de vous adresser
respectueusement une protestation solennelle contre les mesures
cruelles prises en zone occupée contre les israélites par les
autorités allemandes, en dehors de toute loi française ou
d'ordonnance réglementaire des autorités d'occupation (...) Cette
protestation vise nos malheureux coreligionaires internés dans les
camps de Compiègne et de Drancy qui, même citoyens français,
souvent anciens combattants notoires, titulaires des plus belles
distinctions nationales, viennent d'être déportés vers
l'Allemagne, dans des conditions lamentables et infamantes et au
mépris de tout principe d'humanité la plus élémentaire. Ils
étaient pris comme otages et aucun d'eux n'était poursuivi pour
avoir accompli une faute personnelle (...) Vous comprendrez notre
émotion et l'appel que nous faisons à votre justice pour vous
supplier de faire ce qu'il vous sera possible pour que soit rapportée
une mesure aussi contraire au droit des gens qu'à l'honneur
national.
Devons
nous donc penser que les Français de confession israélite sont
définitivement mis hors la loi et qu'on peut les frapper en raison
de leur foi religieuse, comme s'ils avaient commis les plus grands
crimes ? " (...) " Le statut de juin 1941 est déjà en soi
une législation d'exception, contraire à tous les principes du
droit français et à l'union que le Maréchal n'a cesser de
préconiser entre toutes les confessions et les races de l'Empire, il
est assez cruel pour que les autorités occupantes ne viennent pas
encore l'aggraver par des persécutions odieuses qui révoltent le
coeur des Français qui les connaissent ". (Archives
du Consistoire, BCC 10-11)
Résignation face à
l'étoile jaune ?
Dix jours plus tard, la 8e ordonnance allemande est promulguée.
Le Consistoire central s'abstiendra de prendre
position sur l'instauration de l'étoile jaune.
Ce silence résigné peut
s'expliquer par le contexte particulier de cette période : repliés en zone non
occupée, à Lyon, ses dirigeants sont " coupés " de la réalité parisienne.
Ils n'ont pas
vécu directement l'humiliation de l'étoile qui touchait aussi bien
les Juifs français que les apatrides et les étrangers.
S'agissant
d'une ordonnance allemande, la crainte des représailles peut aussi
justifier l'absence de réaction
directe. D'ailleurs, pour chaque ordonnance allemande,
le Consistoire n’intervenait pas ou modestement par la « voix »
très discrète de Vichy.
Le contraste est flagrant avec la réaction émise quelques mois plus tard, contre une autre mesure humiliante, mais française.
La loi du 9 novembre 1942 imposait le tampon "JUIF" sur les cartes d'identité et d'alimentation en zone sud. Là, Helbronner et le grand rabbin Schwartz protesteront vivement auprès de Laval (courrier du 30 décembre), exprimant " leur indignation contre une mesure qui tendait à soumettre à une humiliation nouvelle une catégorie de citoyens français contre une obligation vexatoire venant s'ajouter à tant d'autres ". (AIU, CC-24)
Le Consistoire a dû également tenir compte de la position de l'UGIF qui fera
campagne pour l'étoile, incitant même les Juifs " à
porter l'insigne dignement et ostensiblement ".
Une attitude relevée par Renée Poznanski, dans "Les Juifs en
France pendant la Seconde Guerre mondiale", p. 292. (2)
Le n° 25 du Bulletin de l'UGIF, daté du 10 juillet 1942 - quelques jours avant la rafle du Vél d'Hiv - publie en première page un " avis important concernant l'étoile " relayant les sanctions graves en cas d'infraction " que constitue toute tentative de la dissimuler même partiellement ".
Le rabbin Isaac Schneersohn, fondateur du Centre de documentation juive contemporaine, en avant-propos au livre de Léon Poliakov, " L'Etoile Jaune " (Editions du Centre, Paris 1949), qualifie l'étoile d' " inexorable recensement de plus, un recensement "visuel", auquel beaucoup de Juifs, par lassitude ou absurde confiance, succombèrent ".
Y-a-t-il eu un choix
délibéré de la résignation ?
Déjà confronté aux statuts des juifs, le grand
rabbin Schwartz, malgré ses protestations officielles, prônait une attitude résignée auprès de la communauté juive :
" ...
Quelle que soit votre amertume et sans rien accepter de ce qui vous a
mis hors de la loi commune, subissez régulièrement les obligations
qui vous sont faites par les lois, décrets, arrêtés et règlements
du gouvernement français, en en appelant dans votre conscience de la
France contrainte et meurtrie d'aujourd'hui, à la France généreuse
et libre de toujours. Ne cachez pas votre qualité d'Israélites...
Soyez renseignés et en règle avec les lois, ne vous cachez pas
d'être ce que vous êtes. Soyez simples et modestes. Vous n'en serez
que meilleurs Israélites et meilleurs Français ... "
(3)
Une attitude rabbinique
à rapprocher peut-être du Talmud qui professe que l'homme est tenu
de bénir Dieu aussi bien pour le bonheur que pour le malheur (le
tsidouk hadin ou acceptation de la justice divine). Et c'est encore le Talmud qui énonce le principe " dina demalkhouta dina - la loi du royaume est la loi ".
12 juin 1942 : Le président Helbronner reste fidèle à son attitude protestataire car les archives du Consistoire conservent une lettre de Jacques Helbronner à Laval,
écrite moins de deux semaines après l'introduction de l'étoile le 29 mai.
Il écrit : "
La France va-t-elle donc connaître la honte d'être une terre de
pogroms et les principes de justice, de liberté des croyances et des
cultes, de respect de la personne humaine, qui ont été si longtemps
la personnalisation de son idéal, vont-ils être désormais méconnus
à l'égard des personnes françaises ou étrangères que réunit
uniquement le seul lien religieux ?
" (Archives du Consistoire, BCC 19, dossier 19 a).
Le même
jour, un autre courrier à Laval, concernait les violences perpétrées
contre la synagogue de Nice. (CDJC : CCXIX-111_001 )
Contre l'étoile, seulement une réaction "en interne"
30 juin 1942 : Le Consistoire central réagira contre l'étoile, mais une réaction émise seulement en interne,
évoquant les "persécutions", dans une lettre à ses
délégations régionales (AIU, CC 17, citée par Eric Alary dans "
La ligne de démarcation ", Perrin 2003).
Il développe l'idée
d'un transfert inter-zones des familles juives françaises demandé au gouvernement dès le 3 juin, et évoque pour la première fois l'étoile jaune :
"
Il
paraît utile de préciser que cette requête a été présentée
dans le dessein de préserver les Israélites de la zone occupée,
des persécutions
que constituent le port de l'Etoile, et ses répercussions.
Aussi bien ne saurait-il s'agir, selon nous, d'une évacuation
obligatoire mais d'une faculté d'évacuation accordée à ceux des
Israélites qui en manifesteraient le désir. Une évacuation
obligatoire serait une nouvelle persécution (...) Seraient tout
particulièrement frappés ceux d'entre eux qui, réintégrés depuis
longtemps à la Communauté française, attachés à la terre, à
l'usine, à leur atelier d'artisan, remplissent en silence leur tâche
quotidienne, supportant sans fléchir les vexations qui, sous le
régime d'occupation leur sont infligées ".
(L'occupation de toute
la France, à compter du 11 novembre 1942, ruinera cet espoir, refusé officiellement le 14 août 1942 - AIU, CC-6).
13 juillet 1942 : Jacques Helbronner et Isaïe Schwartz écrivent à Laval pour qu'il intervienne « auprès des autorités d'occupation » en vue du rétablissement, « de conditions de vie plus supportables et plus humaines » pour les internés du camp de Drancy. (CDJC : CCXIII-1_001)
16-17 juillet 1942 : la
rafle du Vel'd'Hiv (arrestation de 13 152 juifs
étrangers dont 4 115 enfants) viendra s'ajouter à
l'horreur. Dans la nuit du 20 au 21 juillet, un attentat frappe la
synagogue de la rue de la Victoire. (CDJC : CCXXI-43
)
Le grand rabbin de Paris Julien Weill écrira à Laval pour lui rappeler la loi de 1905 qui plaçait les cultes sous la protection de l'Etat.
27 juillet : le Consistoire s'inquiète du sort des mères et des enfants arrêtés.
28 juillet 1942 : Jacques Helbronner adresse une nouvelle missive
solennelle à Laval (qui refusera de le recevoir en audience mais qui
recevra André Baur, vice-président de l'UGIF le 3 août), où il
est question de "restrictions
infamantes aux libertés"
: " Le
consistoire central a été profondément ému par les informations
qui lui parviennent de zone occupée sur la situation des israélites
français et étrangers. De nouvelles restrictions très graves et
infamantes ont été apportées à leur liberté (...) Considérant
que le devoir primordial de tout Etat civilisé est de sauvegarder
les biens, la liberté, l'honneur et la vie de ses citoyens et de
protéger les étrangers qui ont régulièrement reçu hospitalité
sur son territoire, adresse une nouvelle et plus solennelle encore
protestation au gouvernement français contre des persécutions dont
l'étendue et la cruauté atteignent un degré de barbarie que
l'histoire a rarement égalées, l'adjure de tenter encore, par tous
les moyens, de sauver des milliers de victimes innocentes auxquelles
aucun autre reproche ne peut être adressé que celui d'appartenir à
la religion israélite."
(CDJC : CCXIX-94_002)
Les contradictions de l'UGIF
De
son côté, l'UGIF paraît animée de sentiments contradictoires
vis-à-vis du "marquage" des Juifs par l'étoile. D'un côté
elle encourage son port et participe activement à sa fabrication et
à sa diffusion, et de l'autre, elle s'en inquiète : le 30 juillet,
le cardinal Suhard, archevêque de Paris, répond à André Baur,
pour soutenir ses démarches visant à restreindre le "marquage",
à l'instar de l'application de l'ordonnance en Belgique et au nord
de la France, où sont exemptés les conjoints d'aryens, ainsi que
pour les couples mixtes. (Fonds Suhard, 1 D XIV-15 lettre au
secrétaire du cardinal , l'abbé Le Sourd).
Michel Laffitte (“
Juif dans la France Allemande “ p.141) estime qu' "il y a là
un paradoxe qui mérite d'être expliqué ".
L'indignation face aux déportations
Le rythme des déportations s'accélère : 22 convois sont déjà
partis pour Auschwitz.
23 août 1942 : le Consistoire, averti de l'imminence de la grande rafle prévue dans toute la zone libre, tient une
séance extraordinaire.
Solennel, le vice-président Adolphe Caen, en l'absence de Jacques Helbronner, souffrant, déclare : "
l'heure que nous vivons est peut-être une des plus tragiques qu'ait
connue le Consistoire Central au cours de son histoire
".
Une énième et ultime motion de protestation est rédigée contre les déportations et le
voeu est exprimé d'obtenir une audience auprès de Laval.
La protestation adressée au chef du Gouvernement, sur plus de trois feuillets, datés du 25 août 1942, commence ainsi :
" Le Consistoire central des Israélites de France, conscient du devoir de solidarité religieuse qui lui incombe, exprime au Chef du Gouvernement, l'indignation que lui inspire la décision prise par le Gouvernement Français de livrer au Gouvernement Allemand des milliers d'étrangers de diverses nationalités, mais tous de religion israélite, résidant en zone non occupée et qui s'étaient réfugiés en France avant la guerre, pour fuir les persécutions dont ils étaient victimes ".
Le texte évoque l'extermination des déportés voulue par le Chancelier du Reich... (CDJC : CCXIII-15_001).
Une
commission, réunie le lendemain, décide de diffuser largement la
motion : au maréchal, au Nonce du Pape, au pasteur Boegner, au
président de la Croix-Rouge, aux prélats, ministres, préfets,
journalistes...
Le lendemain, 26 août, le convoi n° 24 quitte Drancy avec 1002 Juifs. Cinquante et un autres convois suivront jusqu'au 23 juillet 1944...
Dès l'aube du 26 août, la grande rafle de la zone libre entraînera l'arrestation et la déportation vers Auschwitz de 6.584 Juifs...
Dans sa lettre pastorale du 4 septembre 1942, à l'occasion de Roch Hachana 5702, le grand rabbin Schwartz rappelle que " l'année finissante sera tristement célèbre dans les annales du judaïsme français. Commencée dans l'angoisse, elle se termine dans la douleur ". Il évoque bien les " funestes effets du statut ", mais ne dit rien sur l'étoile jaune. (CDJC : CCXIX-88)
Le grand rabbin
Schwartz rencontre Pétain le 23 février 1943 après la rafle de
Marseille du 22 janvier (2000 Juifs, français et étrangers,
arrêtés).
Il était alors question d'imposer l'étoile jaune en zone
Sud.
Paul
Estèbe, chef adjoint de cabinet du maréchal, rappelle les propos de
Pétain : " Tant
que je serai vivant, je n'accepterai jamais que cette ignominie
qu'est l'étoile jaune soit appliquée en zone Sud ".
Le
maréchal aurait dit à la fin de l'entretien : "
Priez pour moi afin que je vive
assez
longtemps pour voir la fin de ce drame
".
Et le
grand rabbin de répondre : " Monsieur
le
maréchal,
il est d'usage dans nos synagogues de prier chaque samedi pour le
chef de
l'Etat
". (4)
Isaac Schneersohn, toujours dans son avant-propos à " L'Etoile Jaune " de Poliakov, d'apporter ce commentaire : " Dans la zone libre, si Vichy s'opposa au port de l'étoile, il accepta cependant – d'après sa méthode de molle résistance, aussitôt rachetée par des concessions hypocrites – le recensement supplémentaire, qui se fit sous la forme d'estampillage des cartes d'identité et des cartes d'alimentation. Les Juifs de la zone libre n'avaient pas le mot Juif marqué sur la poitrine, mais ils l'avaient sur leurs papiers. "
Les protestations continuent, sans résultat :
12 juillet 1943 : Helbronner écrit à Laval pour qu'il intervienne suite à la détérioration des conditions d'internement à Drancy (CDJC : CCXIII-2_001). Le cabinet militaire de Pétain répond le 16 que le maréchal demande au chef du gouvernement d'intervenir auprès des autorités d'occupation pour " essayer d'obtenir une amélioration de la triste situation que vous signalez ".
2
août 1943 : Le grand rabbin Schwartz et Helbronner réitèrent leur demande à Laval. D'autres courriers communs, à
partir de fin 1942, concernent les persécutions, les arrestations
dans l'ex-zone libre - nouvelle rafle de Marseille le 6 mai 1943,
l'arrestation d'André Baur, le 21 juillet 1943 -. (CDJC : CMXXI-25)
23 octobre 1943 : les nombreuses protestations prendront fin avec l'arrestation de Jacques
Helbronner à son domicile lyonnais, sur ordre de
Berlin, alors qu'il se rend à Vichy pour dire une nouvelle fois son
opposition aux mesures de répression et de déportation.
Avant
d'être transféré au fort de Montluc, la Gestapo l'autorise à
passer deux brefs appels téléphoniques. L'un au cardinal Gerlier,
l'autre à Léon Meiss, vice-président du Consistoire.
Jacques
Helbronner est transféré à Drancy le 11 novembre, avec son épouse.
Ils porteront l'étoile jaune, imposée dans le camp, et le 20, sont déportés à Auschwitz par le convoi n° 62. Is seront
gazés dès leur arrivée.
Léon
Meiss, ex-magistrat à Nancy, devenu président du Consistoire,
menacé du même sort que son prédécesseur, se réfugie en Savoie
et le Consistoire entre alors dans la clandestinité.
A la Libération, il
aura un rôle de conciliateur avec ceux qui reprochaient à
l’institution consistoriale de ne pas avoir rompu avec Vichy (dès le 13 août 1944, il préside une commission demandant la fermeture de l'UGIF - CDJC-CCXVI-155).
La
délégation parisienne estimait avoir été abandonnée par les
dirigeants du Consistoire restés à Lyon, qui bénéficièrent de la
sécurité relative de la zone libre, jusqu'en novembre 1942. Meiss est
à l'origine du Comité
de défense, qui, en janvier 1944, se transforme en Conseil
représentatif des israélites de France, devenu Conseil
représentatif des institutions juives de France (CRIF). (5)
Thierry
Noël-Guitelman (mars 2013)
Remerciements particuliers à M. Philippe Landau, conservateur des archives du Consistoire central.
Sources : Centre de Documentation Juive Contemporaine, Archives du Consistoire central, Alliance Israélite Universelle.
(1)
Pierre Birnbaum : " Les Fous de la République. Histoire
politique des Juifs d'Etat, de Gambetta à Vichy " (Fayard,
1992).
(2)
Citant un rapport de l'une des employées bénévoles de l'UGIF
(CDJC-CCXIV-5), " Portez l'étoile jaune avec fierté ",
mot d'ordre déjà lancé par Robert Weltsch, éditeur du journal
sioniste allemand de l'immédiat avant-guerre Judische
Rundschau.
(3)
Archives " Librairie of the Jewish Theological Seminary : New
York ", citées par Maurice Rajsfus, " Des Juifs dans la
Collaboration " - L'UGIF 1941-1944 " (EDI, 1980), p. 92.
(4)
Cité par Raymond Tournoux : " Pétain et la France "
(Plon, 1980) p. 305, et Raymond Aron : " Le Monde et la Vie "
(février 1961).
(5)
Claude
Nataf : " Les Cahiers de la Shoah " n°5 (2001) : Survivre
à la Shoah - Exemples français : le judaïsme religieux au
lendemain de la Libération : rénovation ou retour au passé ?