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vendredi 2 juin 2023

Nita Raya sauvée par Maurice Chevalier

Maurice Chevalier, vedette internationale du music-hall, a sauvé sa fiancée d'origine juive, la chanteuse Nita Raya. À la Libération, elle témoignera en faveur de celui qui se retrouva accusé d'avoir été un "collabo".

De son vrai nom Raïssa Beloff-Jerkovitch, Nita Raya est née le 15 octobre 1915 à Kichinev, en Moldavie. 

À 12 ans, elle arrive en France avec ses parents qui fuient l'antisémitisme. Pour vivre, son père est à la fois tailleur et chauffeur de taxi à Paris.

Douée pour la danse, Nita suivra les cours de la russe Olga Préobrajenska, et débute au cabaret "Le bal Tabarin" avec Viviane Romance comme partenaire dans un spectacle de French Cancan. Un muscle déchiré l'obligera à se réorienter vers les cours de comédie de René Simon. 
Enchaînant les petits rôles de figuration, elle débute au cinéma en 1931 dans "Olive se marie", un court-métrage de Maurice de Canonge.
Fin 1934, elle participe à la création de "Marie Galante" de Jacques Deval, 
au théâtre Hébertot.

À partir de 1936, elle multiplie les tournages avec les plus grands réalisateurs de l’époque qui ont remarqué sa beauté : Abel Gance, Christian-Jaque, Marcel L’Herbier, Pierre Colombier. Elle joue aux côtés de Fernandel, Raimu, Tino Rossi, Andrex, Charpin, Madeleine Renaud, Edwige Feuillère, Gaby Morlay.

Elle n'a que 19 ans lorsque Maurice Chevalier (1888-1972) la découvre au Théâtre de la Madeleine comme figurante dans la pièce américaine " Broadway " où Marlène Dietrich a fait ses débuts. Il évoquera sa rencontre dans son livre "Ma route et mes chansons" - volume 3 (Julliard, 1950). (1)

Depuis 1910, Chevalier occupe le devant de la scène des variétés aux côtés de Mistinguett dont il partagera la vie jusqu'en 1922. 

Enchaînant les succès, le "p'tit gars de Ménilmontant" et son canotier partiront conquérir l'Amérique. 

New York, Hollywood, Los Angeles, Maurice attire les foules et tourne dans deux films musicaux, " La Veuve joyeuse "  de Lubitsch, avec Jeanette Macdonald, et " Folies Bergère " de Marcel Achard et Roy Del Ruth. 

Marié à la chanteuse Yvonne Vallée en 1927, ils divorceront en 1933. 


Le coup de foudre


De retour de Hollywood, Maurice se retrouve célibataire. Un célibat de courte durée car sa rencontre en 1934 avec Nita Raya sera un vrai coup de foudre ! Leur relation amoureuse durera douze ans...  

Chevalier la propulsera en haut de l'affiche du Petit-Casino à Bobino, L'Européen et l'ABC. 

Après le film " Au son des guitares " en 1936 avec Tino Rossi (musique de Vincent Scotto),  " Ignace " sera le plus gros succès de 1937, un film de Pierre Colombier avec Fernandel où elle chante " La Mexicana " aux côtés d'Andrex, qui débuta aussi grâce au "grand Maurice" à l'Alcazar de Marseille.


En 1938, au Casino de Paris, Chevalier chante avec Nita Raya dans la populaire revue " Lambeth Walk " puis dans des tournées européennes, même en Allemagne.

La même année, elle tourne " Chipée " de Roger Goupillières, et surtout "Bécassine" de Pierre Caron. 

Le film sortira très discrètement le 3 septembre 1939, éclipsé par la déclaration de guerre, et par le dénigrement de députés bretons qui essaieront de le faire interdire au motif qu'il donnait une mauvaise image de la Bretagne.

Le soir du 1er septembre, Maurice et Nita apprennent l'invasion de la Pologne par l'Allemagne alors qu'ils dînent chez le duc et la duchesse de Windsor à Cagnes-sur-Mer. Ils décident de rentrer à Paris...

Pendant la "Drôle de guerre", Chevalier et Joséphine Baker partent soutenir les soldats sur le front. Il chante "Ça fait d'excellents Français"... 

À Paris, ils font rouvrir le Casino de Paris pendant l'hiver.

Après l'invasion allemande du 10 mai 1940, Maurice fait d'abord partir les parents de Nita à Arcachon alors que "La Louque", sa propriété de La Bocca près de Cannes, est réquisitionnée par l'aviation française. Puis, ils iront tous rejoindre leurs amis danseurs classiques Desha Delteil et son mari Jean Myrio, à Mauzac, en Dordogne.

Après l'armistice du 17 juin, ils retourneront à La Bocca au 14 juillet.

Sollicité pour remonter sur scène en France et s'exiler en Amérique, Maurice Chevalier refusera toutes les propositions, préférant rester en zone libre, en se contentant de galas de bienfaisance au profit des prisonniers. 


Chevalier sauve des juifs

mais il passe pour un "collabo"


Lorsqu'il rejoint Paris début septembre 1941, Le Petit Parisien lui prêtera des propos en faveur de la Collaboration qu'il n'a jamais tenu et son démenti passera inaperçu... 

La calomnie s'installe alors que Maurice Chevalier sauve des juifs !

Mais les apparences sont contre lui car au Casino de Paris, où il rechante, il est applaudi aussi bien par son public que par des officiers allemands.

Les émissions qu'il animait sur Radio Paris ne sont pas non plus du goût de tout le monde, d'autant qu'à deux reprises, il acceptera d'aller chanter,  à la demande des allemands, devant des prisonniers de guerre au camp d'Altengrabow, où lui-même a été prisonnier pendant la Première Guerre Mondiale.


Grégoire Akcelrod, le petit-fils de Nita Raya, dans son livre "L'amour ou la mort" apporte des précisions sur la venue de Maurice en Allemagne. Interviewé par The Times of Israël, il met un point final aux rumeurs calomnieuses : " Son neveu a été fait prisonnier en Allemagne au début de la guerre. Il avait négocié avec les nazis de chanter dans un camp où son neveu se trouvait en échange de sa libération et de celle de neuf autres prisonniers. Cela devait rester discret. Mais, finalement, les nazis ont bien libéré 10 prisonniers, mais pas son neveu. Sans doute pour garder sur lui un moyen de pression pour d’autres tours de chant. Dans le cadre de leur propagande, les Allemands ont publié une photographie de Maurice dans le camp disant qu’il faisait une tournée en Allemagne, ce qui était complètement faux. La désinformation a alors sévi et Maurice Chevalier est passé pour une crapule collaborant artistiquement avec les nazis." (2)

Outre-Atlantique, la réputation de Maurice Chevalier sera égratignée lorsque le magazine américain Life publie en août 1942 une liste de "collabos" où figurait la vedette française.


Faux papiers


Quant à Nita, elle doit redoubler de prudence en raison des nouvelles lois raciales.

Lorsque l'armée allemande envahit la zone libre le 11 novembre 1942, Maurice rapatriera les parents de Nita Raya dans un quartier retiré de Nice et leur fournira de faux papiers. 

L'étau se resserre et en août 1943, une enquête de la redoutable SEC de Nice (Section d’enquêtes et de contrôle du Commissariat Général aux Questions Juives) soupçonne Nita Raya d’être juive. Pour échapper au pire, elle doit fournir des preuves de son « aryanité »

Grâce aux contacts de Maurice à la préfecture, elle obtiendra un faux certificat roumain, qui sera reconnu authentique. Il établissait qu’elle et sa mère Anna étaient de religion catholique orthodoxe. (3)

Après d'ultimes représentations au Casino de Paris, Maurice décide de cesser toute activité musicale jusqu'à la fin de la guerre mais Pierre Dac (André Isaac de son vrai nom), sur Radio Londres le cite toujours comme un " mauvais français " !

Le journaliste résistant René Laporte - son voisin à Nice - fera passer le message jusqu'à Londres qui cessera ses attaques radiophoniques. 

Le mal est fait et en mai 1944, un tribunal spécial réuni à Alger le condamne à mort par contumace...


Le 6 juin 1944, jour du Débarquement, Chevalier échappera de justesse à des maquisards de Dordogne qui voulaient le fusiller. Arrêté le 14 septembre, il sera interrogé à Périgueux pour collaboration. 

Nita venue à son secours, il ressortira libre et ils partiront à Toulouse, protégés par des résistants. 

Interviewé par le quotidien britannique The Daily Express, le roi du music-hall sera vite réhabilité aux yeux de l'opinion, et Pierre Dac ira même témoigner en sa faveur devant le comité d'épuration, où Chevalier sera convoqué le 1er décembre 1944.

Début octobre, Aragon prendra aussi sa défense en publiant un article dans le quotidien communiste Ce soir.

Chevalier retrouvera vite le succès à partir de mai 1945.


Malgré l'euphorie de la paix, Maurice et Nita se séparent en 1946 mais restent en bons termes.

Nous ne pouvions à la fois travailler et nous aimer. Notre métier ne pardonne pas. Quand Maurice allait à New-York, je signais un engagement pour une autre capitale. J'étais absente quand il rentrait : ce n'était plus tenable " expliquera Nita dans une interview dans le magazine Mon Film en 1947. (4)

 

Une séparation due sans doute à la courte relation de Nita avec Francis Lopez, le compositeur basque, qui proposait aussi des chansons à Chevalier.

Dans ses mémoires, Lopez la qualifiera de "machine à faire rêver" :


« Mi-femme enfant, mi-femme fatale, bien plus jeune que Maurice, qui portait toujours beau malgré sa cinquantaine avancée, elle était la juste récompense d’une star internationale ».

« Jambes interminables, hanches rondes et poitrine haute, Nita Raya nous regardait de ses yeux noirs, avec un air soumis qui laissait croire à chaque homme qu’il pouvait être le seul, l’unique…. Pourtant, elle n’aguichait pas.  Simplement, elle était une machine à faire rêver.  Involontairement, ce qui est pire.  Et, c’est pour ça qu’elle devint la vedette des Folies-Bergère ».  (5)

Nita Raya : "une machine
à rêver" (photo Unifrance)
À défaut de retrouver des rôles au cinéma, Nita Raya renouera avec la scène.
En 1945, avec Francis Lopez, elle chante dans l'opérette " Heureux comme un roi ". En 1946, dans " Faut faire plaisir". 

En 1948, elle enregistre " La cane au Canada " avec le grand orchestre de Raymond Legrand.

À 34 ans, en 1949, Nita Raya épouse Joseph Akcelrod, un industriel de 35 ans.

Le couple aura un enfant, Patrick, né en 1951, mais un divorce les séparera en 1954.


Sa dernière apparition au cinéma  remonte à 1954 pour « La rafle est pour ce soir » de Maurice Dekobra, d’après des nouvelles de Maupassant.


Au début des années soixante, Nita Raya chantera en première partie des spectacles d'Edith Piaf, née aussi en 1915. Elle lui écrira aussi des chansons :  "Je m'imagine" (musique de Marguerite Monnot),  "Toujours aimer"  (musique de Charles Dumont), "Pourquoi je l'aime" chantée par Théo Sarapo, le dernier mari de Piaf. 

L'artiste tire sa révérence le 25 mars 2015, à 99 ans, à Trégastel (Côtes d'Armor) où elle vivait depuis plusieurs années dans une maison de retraite.


                                    

                                                                                                                    Thierry Noël-Guitelman


(1) Maurice Chevalier, « Les tempes grises » - Ma route et mes chansons volume 3, Ed. Julliard, Paris, 1950 : « Elle y jouait un rôle de second plan avec tant de simplicité et elle était d’une si juvénile beauté que mon intérêt masculin, un peu trop au repos depuis mon retour d’Amérique, se mit à rebondir. Elle avait dix-neuf ans. Très belle, brune, superbe plastique et dominant toute cette féminité, une grâce, une gentillesse naturelle qu’agrémentait encore une intelligence peu commune chez un semblable « poulet de grains ». Un e sorte de complexe d’infériorité que je lui sentis dès notre entrée en conversation la rapprocha encore plus de moi et nos premières entrevues, toutes platoniques, mais si fraiches et agréables, m’apprirent que mon cœur, si largement mis à contribution au cours de mon existence amoureuse, avait, malgré tout, gardé un coin tout neuf pour un sentiment d’une qualité encore inconnue. Elle respirait la vraie jeunesse. L’atmosphère des coulisses n’avait pas encore eu le temps de la flétrir et l’avait seulement déniaisée. Elle était une surprise, une apparition dans ma vie…Je n’avais jamais rencontré dans le monde artistique, un alliage si inconcevable de beauté, d’esprit et de modestie ».


(2) Interview dans "The Times of Israël" par Sandrine Swarc, 15 juillet 2022. 

Grégoire Akcelrod : L’amour ou la mort (l’Archipel, 2022). 


(3) CDJC-LXXXIX-126 Lettre de « présomption de qualité non-juive » du 21 mars 1944 du directeur de la SEC pour les deux zones au délégué régional à Nice. 


(4) Mon Film du 29 janvier 1947. Propos recueillis par Paule Marguy.


(5) Francis Lopez, Flamenco, la gloire et les larmes, Presses de la Cité, Paris, 1987, p. 91





> BIOGRAPHIE : lire aussi Nita Raya, doyenne des actrices du cinéma français ? (2013)



CINÉ MONDE n° 338 


Dans la revue Ciné Monde du 11 avril 1935, le futur scénariste et réalisateur Marcel Blitstein, sous le titre Visage de beauté écrivait à propos de Nita Ray : 

" Un corps dont les formes admirables ont la plénitude d'un beau fruit savoureux et velouté. Un visage, enfin, exceptionnel, passionnant : des yeux dont les prunelles ont l'éclat de l'acier et une flamme étrange, des cheveux dont le noir d'ébène a des reflets bleutés, une peau de velours mat et soyeux, des lèvres qui semblent deux pétales écrasés, plus rouges que le sang, plus écarlates que le carmin. Brusquement un sourire qui étonne tout d'abord, qui conquiert aussitôt : entre les lèvres de feu les dents éclatantes sont apparues, d'une étincelante blancheur, d'une exquise harmonie. Telle est Nita Raya, une des femmes les plus complètement belles que j'aie jamais vues".

L'article insiste aussi sur ses débuts théâtraux, au Palais-Royal où elle a joué La Demoiselle de Mamers, La Famille Vauberlin et La Belle Isabelle.

Au Théâtre de Paris, elle créé Marie Galante puis Aliette.


MON FILM n° 27


La revue Mon Film du 29 janvier 1947, dans la rubrique "Les amours de nos vedettes" revient sur la relation entretenue par Nita Raya avec Maurice Chevalier.

À 32 ans, l'artiste n'a pas tourné depuis 1940. Oubliée des écrans, l'épisode douloureux de la guerre est passé par là. Interviewée, elle ne dit pas un mot de son "sauvetage". 

Sa relation avec la vedette du music-hall reste une romance et Nita Raya évoque volontiers ses "amours délicieuses". Elle décrit Chevalier comme "l'amant parfait" qui la couvrait de cadeaux...









Filmographie


1934 - 

Le Père Lampion - Christian-Jaque

L'École des contribuables - René Guissart


1935 -
La Sonnette d'Alarme 
- Christian-Jaque
Lucrèce Borgia - Abel Gance
Et moi, j'te dis qu'elle t'a fait de l'oeil - Jacques Forrester 

Sous la griffe - Christian-Jaque

Le Roi des gangsters - Maurice Gleize




Avec Fernandel dans " Ignace " (1937)


1936 - 

Au son des guitares - Pierre-Jean Ducis (avec Tino Rossi)

Sacré Léonce - Christian-Jaque (avec Armand Bernard, Monique Rolland)

Oeil de lynx, détective - Pierre-Jean Ducis (avec Armand Bernard, Ginette Leclerc)


Avec Raimu dans " Les rois du sport " (1937)

1937 -
 

Les Rois du sport - Pierre Colombier

(avec Raimu)

Ignace - Pierre Colombier (avec Fernandel)


1938 - 

Chipée - Roger Goupillières


1939 - 

Entente cordiale - Marcel L'Herbier

(avec Gaby Morlay, Victor Francen)


1940 - 

Bécassine - Pierre Caron (scénario Jean Nohain, avec Paulette Dubost)


1954 - 

La rafle est pour ce soir - Maurice Dekobra (avec Jean Tissier, Jane Sourza, Blanchette Brunoy, Grégoire Aslan, Armand Mestral


lundi 29 mai 2023

L’ÉTOILE JAUNE : IL Y A 81 ANS

L’étoile jaune, obligatoire en zone occupée à partir du 7 juin 1942, a facilité nombre d'arrestations et de déportations. Exemples opposés, avec deux femmes remarquables qui n'ont pas connu le même sort. 

Tamara Isserlis n’est pas revenue d'Auschwitz 


Dimanche 7 juin 1942 : les Juifs de France, dès l'âge de six ans révolus, doivent porter l'étoile juive, bien visiblement sur le côté gauche de la poitrine, solidement cousue sur le vêtement. Ne pas la porter, ou simplement la dissimuler, constituaient des motifs de déportation. 

Serge Klarsfeld évoque brièvement dans «  L’Étoile des Juifs » (1),  le sort de Tamara Isserlis, jeune étudiante en médecine de 24 ans. 

Au métro Cluny, alors qu’elle sortait de l’hôpital des Enfants Malades, elle sera arrêtée le 8 juin 1942. 

Motif : sous son étoile jaune, elle portait un ruban tricolore. Tout un symbole ! 

Elle sera également citée par Patrick Modiano, prix Nobel de littérature 2014, dans son roman « Dora Bruder », comme une possible camarade d'infortune de son héroïne : «  Sa carte d'identité, que l'on a retrouvée, indique qu'elle habitait 10 rue de Buzenval à Saint-Cloud. Elle avait le visage ovale, les cheveux châtain blond et les yeux noirs. » (2)

Le rapport de la Feldgendendarmerie précise qu'elle n'avait pas montré sa "carte d'identité juive". (3)

Internée à la prison des Tourelles malgré l’intervention de son directeur de thèse - l’éminent Pr Robert Debré qui bénéficiait d’une dérogation au Statut des Juifs lui permettant de continuer d'exercer - elles seront 66 femmes transférées  au camp de Drancy, la plupart pour défaut « d’insigne ». 

Le 22 juin 1942, elles partiront par le convoi n° 3, direction Auschwitz, le premier convoi comprenant des femmes. Arrivées le 24 juin, elles seront sélectionnés pour des travaux forcés. 

Au bout de quelques mois, en novembre, Tamara mourra du typhus. 

Elle était née le 17 avril 1918 à Saint-Cloud où vivaient ses parents, Alexandre Isserlis (1884-1945) et Marie Gourevitch (1884-1970). Naturalisés français, originaires de la Russie tsariste et de Lituanie, ils avaient fui l’antisémitisme. En France, sa mère termina ses études de médecine, et son père travaillait à l’ORT, organisation d’entraide et de formation de juifs émigrés.

En juin 1940, Tamara n'a pas pris la route de l’exode avec ses parents, son jeune frère Georges, 14 ans, et sa soeur Betty. Externe des hôpitaux, elle resta à Paris et les rejoindra plus tard, à Buzançais, dans l’Indre, avant de rentrer à Paris, rappelée par l’Assistance Publique. Un retour qui lui sera fatal.

Parents, frère et soeurs se réfugieront à Loches (Indre-et-Loire) jusqu’à fin août 1942, avant de  rallier la zone libre à Antibes, où ils apprendront la déportation de Tamara. Par prudence, ils partiront à Nice, ville encore protégée par l'occupation italienne. Le Dr Marie Isserlis y dirigeait le centre médico-social de l’OSE qui soignait et plaçait des enfants juifs. En août 1943, ils iront près d'Arles, ville moins exposée, où vivait un frère de M. Isserlis. 

Resté à Nice, Georges sera arrêté par la Gestapo. Du train où il devait rejoindre Drancy, il réussira à s’échapper par une fenêtre des toilettes, à l’approche de la gare d’Arles où l’attendait le pasteur Pierre Gagnier, membre du réseau de résistance Marcel. 

Avec son épouse Hélène, il cachaient des enfants juifs. Fournissant papiers d'identité et certificats de baptêmes, ils trouvaient des filières vers la Suisse ou les Cévennes. En 2010, ils seront faits Justes parmi les Nations par Yad Vashem.

À titre posthume, Tamara Isserlis recevra le titre de docteur en médecine et son frère Georges deviendra médecin.

En 1945, on dénombrait seulement 34 survivants du convoi n°3…


Nadine Picard, exemptée de l'étoile jaune


Nadine Picard (photo Unifrance)
Actrice populaire tout au long des années trente, Nadine Picard verra sa carrière anéantie dès la fin 1940. 

Née à São Paulo, au Brésil, le 23 novembre 1896, ses parents originaires de Colmar, partis en Amérique du Sud après la guerre de 1870, reviendront s’établir à Paris au début du XXe siècle. 

Lorsque son père meurt en 1917, Nadine vit encore chez sa mère, courtière en perles fines. 

Depuis l'âge de 13 ans, elle est passionnée de théâtre. La comédie lui permet de s'affirmer. 

Avec sa soeur Gisèle, elle fait le Conservatoire de Paris et à seulement 22 ans, elle est au théâtre de l'Odéon pour incarner Suzanne, l'un des rôles principaux du Mariage de Figaro de Beaumarchais. En 1925, son nom sera à l’affiche du Mariage de Monsieur le Trouhadec de Jules Romains, pièce mise en scène et interprétée à la Comédie des Champs-Élysées par l'immense Louis Jouvet.

Elle enchaîne les rôles à la Potinière, à la Michodière, etc. 


Tout naturellement, l'artiste prend le virage du 7e art. Elle tourne avec les plus grands réalisateurs. Une quinzaine de rôles entre 1931 et 1938 sous la direction de  Raymond Bernard (fils de Tristan Bernard), Léonce Perret, Abel Gance, Pierre Billon, Georges Lacombe, Maurice Diamant-Berger. Elle donne la réplique aux plus grands : Charles Vanel, Fernandel, Pierre Brasseur, Victor Francen, Jean Tissier…

Des films aux titres légers tandis que montent les périls : Après l'amour, Coquin de sort, La Cure sentimentale, Faubourg Montmartre, Une nuit au paradis, Conduisez-moi Madame, L'enfant du miracle, Les surprises du divorce, Une femme invisible, Primerose, Ferdinand le noceur, Un grand amour de Beethoven, Sarati le terrible, Je chante, premier film avec Charles Trenet.

Le décret du 6 juin 1942 du régime de Vichy réglementant les professions artistiques l’empêcheront de poursuivre son activité.

Heureusement, Nadine sera protégée par son mari. 

Henri-Joseph Fayol, ingénieur chimiste, sera pendant l’Occupation le principal distributeur de fer, fonte et acier de l'Office central de distribution des produits industriels. Un rouage essentiel. 

Début juin 1942, ce mari protecteur demande au Secrétaire d’État à la Production Industrielle une faveur pour son épouse : qu’elle soit dispensée du port de l’étoile jaune.

Jean Bichelonne, polytechnicien et haut fonctionnaire avant guerre, transmet sans hésiter la demande et souligne le rôle de Fayol, «  d'une importance primordiale dans les circonstances auxquelles doit faire face l'économie française » : « Henri Fayol, au nom de sentiments devant lesquels je ne peux que m'incliner, est venu me faire part de l'impossibilité dans laquelle il se trouverait de continuer à pourvoir à l'accomplissement de sa tâche si les dispositions de l'ordonnance du 29 mai 1942 devaient être applicables à Mme Fayol ». (4)


Sur la base de ces arguments, l'exemption de l'étoile jaune sera accordée à Mme Picard-Fayol jusqu'au 31 août 1942 et prolongée jusqu'au 31 novembre 1942. (5)

Nadine restera vivre à Paris, sans être inquiétée jusqu'à la Libération. Son mari poursuivra sa carrière dans l'empire industriel textile Boussac, avec des responsabilités au CNPF (Patronat Français). Lorsqu’il meurt en 1982, il ne sera pas inhumé dans le caveau familial mais dans celui des Picard au cimetière du Montparnasse, car sa famille n'avait pas accepté son mariage avec une juive... 


En 1945, Nadine Picard fera la connaissance du dramaturge Pierre Barillet (1923-2019) qui lui consacrera un monologue posthume « Moi, Nadine Picard », joué en 2010.

À l’abri du besoin, l’actrice mènera une vie très mondaine. Elle ne joue plus mais reste encore influente dans le milieu artistique qui fréquente son luxueux salon de l'avenue Foch à Paris.

Au décès de sa soeur Gisèle, elle lâche à propos de l’héritage :

« C'est dommage que ça me tombe dessus maintenant, j'aurai pas le temps de tout dépenser... » (6)


À l’abri du besoin, l’ex-actrice mènera une vie très mondaine jusqu'à sa mort en 1987 à 91 ans, dans un quasi anonymat. 



Tamara Isserlis et Nadine Picard illustrent deux destins opposés : une mort programmée pour l’une, un sauvetage inespéré pour l’autre.

À l’inéluctable s’opposera le défi de la survie, malgré le silence d’une époque qui voulait tourner la page. Une posture assumée par respect pour celles et ceux qui ne sont pas revenus de l’enfer.

Remettre un peu de lumière sur ces vies sauvées, rappeler leur histoire, permet de ne pas les oublier, de leur redonner cette identité que la perversité du système nazi voulait faire disparaître. 



                                                        Thierry Noël-Guitelman

  1. Serge Klarsfeld, L’Étoile des Juifs, Archipel, 2002, p. 150
  2. Patrick Modiano, Dora Bruder, Folio, Gallimard, 1999, p. 116
  3. CDJC XLIXa-69 rapport du 8 juin 1942
  4. CDJC-XXVa-180 quatre documents du 2 juin 1942 au 8 septembre 1942
  5. CDJC-XXVa-163 exemption accordée par le SS-Standartenführer Helmuth Knochen
  6. https://compagnieaffable.com/2016/06/07/muriel-cypel-dans-moi-nadine-picard/                                                          Autres sources : la thèse de Blima Rajzla Lorber (Université de Sao Paulo) Faculté de philosophie, lettres et sciences humaines, études juives, « Les Brésiliens dans l’Holocauste et dans la Résistance contre le nazi-fascisme » (2021)

Internet Movie Data Base




LA FILMOGRAPHIE COMPLÈTE


  • D'après une pièce d’Edouard Bourdet, jouée en 1929 par Nadine Picard à la Michodière, adaptée au cinéma après des centaines de représentations. Robert Sodmiak, réalisateur juif-allemand, s'était exilé en France à l'arrivée du national-socialisme. Il quittera la France pour Hollywood, avant la déclaration de guerre.

Nadine Fayol au concours d’élégance automobile, Parc des Princes 14.6.1927 (Agence Rol) Gallica
















POUR VOUS L'INTRAN n°226 16 mars 1933

Un article est consacré à Nadine Picard dans le numéro 226 du 16 mars 1933 de Pour vous. 
Cette revue de cinéma, hebdomadaire du jeudi, était liée au quotidien L'Intransigeant qui publiera en septembre 1934 une interview de Hitler. Il cessera de paraître après la débâcle de juin 1940. 
Pour vous, lancée en 1928 cessera sa parution le 5 juin 1940. 
Ce magazine luxueux, consacré aux critiques de films et aux coulisses du 7e art, était l'un des plus importants de l'entre-deux guerres après Cinémonde.
Sa direction avait été confiée au romancier Alexandre Arnoux, critique cinéma à L'Intransigeant.

Raymond Thoumazeau (1898-1971), qui rédigea l'article, était aussi dialoguiste (il signera le scénario de L'Auberge de l'abîme (1943) de Willy Rozier, réalisateur d'une trentaine de films entre 1934 et 1976).
Il relève la participation assidue de Nadine Picard aux concours d'élégance.
Elle venait de tourner dans Les surprises du divorce un rôle de jeune et séduisante belle-mère, et se préparait à jouer dans Coquin de sort de Blanchon, mis en scène par André Pellenc, avec André Berley dans le rôle principal.
Son prochain film sera La Femme invisible sous la direction de Georges Lacombe, ancien assistant de René Clair.



lundi 8 mai 2023

La carrière brisée de l'actrice Nadine Picard

Actrice populaire tout au long des années trente, la carrière de Nadine Picard (1896-1987) s'arrête brutalement en octobre 1940. Juive, elle sera protégée par son mari,  ingénieur-chimiste obligé de travailler pour l'occupant allemand.

Nadine Picard (photo Unifrance)
Tout le monde n’a pas la chance de débuter au théâtre de l’Odéon ! À seulement 22 ans, Nadine Picard y incarne Suzanne, l'un des rôles principaux du Mariage de Figaro de Beaumarchais, en août 1918, sous le pseudo de Nadine Phédia.
Nadine Picard est juive. Née à São Paulo, au Brésil, le 23 novembre 1896, ses parents sont originaires de Colmar. 
Partis en Amérique du Sud après la guerre de 1870, ils reviendront en France pour s’établir à Paris au début du XXe siècle. 
Lorsque son père meurt en 1917, Nadine vit encore chez sa mère, courtière en perles fines. 

La comédie lui permet de s'affirmer et de prendre son indépendancePropulsée par sa soeur Gisèle, née en 1895, sociétaire de l'Odéon depuis 1917, la jeune actrice monte sur les planches depuis l'âge de 13 ans. Passées par le Conservatoire de Paris, leurs carrières bifurqueront vite car Nadine préfère le boulevard au classique. 

En 1921, elle est engagée au théâtre Antoine, pour la reprise du Poussin, une pièce à succès montée en 1908 par Edmond Guiraud, auteur dramatique prolixe jusque dans les années trente.

Le 31 janvier 1925, son nom est à l’affiche du Mariage de Monsieur le Trouhadec de Jules Romains, une pièce en quatre actes, mise en scène et interprétée à la Comédie des Champs-Élysées par l'immense Louis Jouvet. 

Elle enchaîne les rôles : Week-end en 1928 à la Potinière, Le Sexe faible d’Edouard Bourdet, en 1929, à la Michodière. Une pièce adaptée en 1933 au cinéma après des centaines de représentations, par Robert Sodmiak. Ce réalisateur juif-allemand, exilé en France à l'arrivée du national-socialisme, partira finalement pour Hollywood.


Tout naturellement, Nadine Picard prendra facilement le virage du 7e art. Elle tourne avec les plus grands réalisateurs. Une quinzaine de rôles entre 1931 et 1938 sous la direction de  Raymond Bernard (fils de Tristan Bernard), Léonce Perret, 
Abel Gance, Pierre Billon, Georges Lacombe.

Elle donne la réplique aux plus grands : Charles Vanel, Fernandel, Pierre Brasseur, Victor Francen, Jean Tissier…

Des films légers tandis que montent les périls : Après l'amour, Coquin de sort, La Cure sentimentale, Faubourg Montmartre (en 1931, avec Gaby Morlay), Une nuit au paradis, Conduisez-moi Madame, L'enfant du miracle (en 1932, réalisé par André Gillois, alias Maurice Diamant-Berger, sur un scénario de son frère Henri), Les surprises du divorce, Une femme invisible, Primerose, Ferdinand le noceur, Un grand amour de Beethoven, Sarati le terrible, Je chante (en 1938, premier film avec Charles Trenet).


Protégée par son mari


Nadine Fayol, en 1937, au concours d'élégance 
de Paris (photo agence Rol)
À la déclaration de guerre de septembre 1939, sa carrière s'arrête d'un seul coup. 

Sa dernière apparition en public sera pour la réouverture du théâtre de Charles de Rochefort en octobre (ex-théâtre Tristan-Bernard, et théâtre Albert Ier, rue du Rocher, dans le 8e).

Les ordonnances antisémites allemandes l'empêchent désormais de travailler.

Heureusement, Nadine Picard sera protégée par son mari, Henri-Joseph Fayol, né en 1899, qu'elle a épousé à 24 ans, en 1920.

Licencié es-sciences, ingénieur chimiste, il est le fils de Jules-Henri Fayol (1841-1925), ingénieur de l’École des Mines de Saint-Étienne, à l’origine de la théorie classique de la gestion de projet (Fayolisme). Développée à partir de 1916 pour analyser les processus au sein de l’entreprise, le management moderne s’inspire largement de ses travaux.

Le père et le fils ne s’entendent pas. Henri-Joseph est partisan du taylorisme, en opposition aux conceptions de son père qui n’accepte pas le mariage de son fils avec une « juive »...

Avec l’occupation allemande, Henri-Joseph Fayol devient le principal distributeur de fer, fonte et acier de l'Office central de distribution des produits industriels. Il comptait parmi les rouages essentiels utiles aux autorités allemandes d'occupation. 

Début juin 1942, le mari protecteur demande au Secrétaire d’État à la Production Industrielle une faveur pour son épouse : qu’elle soit dispensée du port de l’étoile jaune.

Jean Bichelonne, en poste depuis avril, polytechnicien haut fonctionnaire avant guerre, membre de la délégation française lors de l’Armistice fin juin 1940, transmet sans hésiter la demande d’exemption au Dr Michel, chef de la division économique de l'administration militaire allemande. Il souligne le rôle de Fayol, «  d'une importance primordiale dans les circonstances auxquelles doit faire face l'économie française » : 

« Henri Fayol, au nom de sentiments devant lesquels je ne peux que m'incliner, est venu me faire part de l'impossibilité dans laquelle il se trouverait de continuer à pourvoir à l'accomplissement de sa tâche si les dispositions de l'ordonnance du 29 mai 1942 devaient être applicables à Mme Fayol ».

Et de conclure sa missive : « Je vous serais en conséquence très obligé de bien vouloir me prêter votre éminent appui auprès des autorités compétences pour que soient accordées à Mme Fayol les dispositions exceptionnelles indispensables. » (1)


Sur la base de ces arguments, l'exemption de l'étoile jaune est accordée jusqu'au 31 août 1942 et prolongée jusqu'au 31 novembre 1942.  Un privilège rare.

Cette dispense aidera Nadine Picard-Fayol qui échappera à la déportation et restera vivre à Paris. 

À la Libération, on retrouve Henri-Joseph Fayol à la tête de filiales de l'empire industriel textile Boussac, jusqu'à sa retraite en 1963. En 1945, il préside la commission des prix du CNPF (Patronat Français) et en 1966 son comité national.


Lorsqu’il meurt, le 25 mars 1982, il n'est pas inhumé dans le caveau familial, à Presles, mais dans celui des Picard au cimetière du Montparnasse.

En 1945, Nadine Picard fera la connaissance du dramaturge Pierre Barillet (1923-2019) qui lui consacrera un monologue posthume « Moi, Nadine Picard », joué en 2010.

À l’abri du besoin, l’actrice mènera une vie très mondaine. Elle ne joue plus mais reste encore influente dans le milieu artistique qui fréquente son luxueux salon de l'avenue Foch à Paris.

Au décès de sa soeur Gisèle, elle lâche à propos de l’héritage :

« C'est dommage que ça me tombe dessus maintenant, j'aurai pas le temps de tout dépenser... » (2)

L'actrice populaire des années trente disparaît le 1er juillet 1987, à l'âge de 91 ans.


T.N-G


(1) CDJC-XXVa-180 Quatre documents du 2 juin 1942 au 8 septembre 1942.

CDJC-XXVa-163 Demande appuyée par une lettre du SS-Hauptsturmführer Maulaz, pour Mme Fayol, Charles Simon, Robert Eisler et Fritz Jacob Rothschild. Les Dr Michel et Matzke appuient aussi cette demande groupée. L'exemption, demandée pour une période de trois mois, est accordée par le SS-Standartenführer Helmuth Knochen.

(2) https://compagnieaffable.com/2016/06/07/muriel-cypel-dans-moi-nadine-picard/


Autres sources : la thèse de Blima Rajzla Lorber (Université de Sao Paulo) Faculté de philosophie, lettres et sciences humaines, études juives, « Les Brésiliens dans l’Holocauste et dans la Résistance contre le nazi-fascisme » (2021)


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LA FILMOGRAPHIE COMPLÈTE



Nadine Fayol au concours d’élégance automobile, Parc des Princes 14.6.1927 (Agence Rol) Gallica