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lundi 30 mai 2016

Revue de presse : l'étoile jaune, il y a 74 ans

Trois médias ont aimablement publié notre dossier consacré à l'étoile jaune, a l'occasion de "l'anniversaire" de son obligation d'être portée, décrétée par l'ordonnance allemande du 29 mai 1942.

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samedi 28 mai 2016

Antisémitisme : les dates clés du régime de Vichy

Dès septembre 1940, le gouvernement de Vichy a mis en place une politique d'antisémitisme d'Etat avant de devenir complice de la "Solution finale" voulue par les nazis. 
Des dates oubliées doivent être rappelées tant la mémoire collective est devenue amnésique :
  • 27 septembre 1940 : le Militärbefehlshaber publie sa première ordonnance visant les Juifs de la zone Nord (français ou étrangers) pour se faire recenser avant le 20 octobre. Ce recensement effectué par les autorités françaises entraîna la création du Fichier des Juifs de la Préfecture de police. 
  • Ces annotations font de Pétain un acteur véritable de la politique antijuive (Document Mémorial de la Shoah)
  • 3 octobre 1940 : promulgation du premier Statut des Juifs, signé par Pétain, sans aucune pression allemande. Il excluait les Juifs de tous les postes de la fonction publique, de la presse et du cinéma, et des professions libérales. En outre, il proclamait la notion de race juive, alors que l'ordonnance allemande du 27 septembre ne faisait référence qu'à la religion juive. Le document original, annoté de la main de Pétain, révélé en 2010 par Serge Klarsfeld, atteste de son  profond antisémitisme, durcissant le texte initial. Alors que le projet prévoyait d'épargner  les " descendants de Juifs nés français ou naturalisés avant 1860 ", le maréchal rayera cette mention. A la main, il complètera également le texte de façon à exclure totalement les Juifs, français et étrangers, de la justice et de l'enseignement. 
    • 4 octobre 1940 : une loi de l'Etat français autorise l'internement de 40 000 juifs étrangers dans des camps de la zone sud et la première grande rafle collective - dite du "billet vert" - a lieu 14 mai 1941, visant les Juifs polonais, tchécoslovaques et autrichiens, âgés de 18 à 40 ans. Ils avaient été convoqués par la police parisienne... 3 747 juifs seront envoyés dans les camps du Loiret de Beaune-la-Rolande.
    • 29 mars 1941 création du Commissariat général aux questions juives (CGQJ), dirigé par Xavier Vallat, puis fin 1941, par Louis Parquier de Pellepoix.
    • 2 juin 1941 : promulgation du deuxième Statut des Juifqui allonge la liste des professions interdites avec une restriction de principe pour l’accès à une « profession libérale, une profession commerciale, industrielle ou artisanale, ou une profession libre ». La loi du 17 novembre 1941 étendra encore la liste des interdictions professionnelles.
    • 21 juin 1941 : numerus clausus fixé à 3 % pour les étudiants juifs à l’université.
    • 22 juillet 1941 :  loi sur " l’aryanisation " des biens juifs. Elle vise à « éliminer toute influence juive dans l’économie nationale » et autorise la nomination des administrateurs provisoires pour procéder à la liquidation des biens, entreprises et immeubles, que l’État peut aussi confisquer.
    • 13 août 1941 : "Il est interdit aux Juifs d'avoir des postes récepteurs de TSF en leur possession".  Ils devront les remettre aux maires ou aux commissariats de police.
    • 7 février 1942 : "Il est interdit aux Juifs d'être hors de leurs logements entre 20 heures et 6 heures, de changer le lieu de leur résidence actuelle". Sanctions : emprisonnement, amende et internement possible dans un "camp de Juifs".
    • 27 mars 1942 : premier convoi de déportés juifs parti de la gare du Bourget pour Auschwitz-Birkenau, avec 1 112 hommes. Dix-neuf seulement en reviendront.
    • 8 juillet 1942 : "Interdiction de fréquenter des établissements de spectacle et autres établissements ouverts au public". "Les Juifs ne pourront entrer dans les grands magasins, les magasins de détail et artisanale ou y faire leurs achats ou les faire faire par d'autres personnes que de 15 h à 16 h".
    • 16 juillet 1942 : la rafle du Vélodrome d'Hiver, dans le 15e arrondissement de Paris. Organisée par René Bousquet, secrétaire général de la police nationale nommé en avril 1942 par le chef du gouvernement Pierre Laval, elle permet avec le concours actif de 7000 policiers et gendarmes, l'arrestation de 13 152 Juifs : 4 115 enfants, 5 919 femmes et 3 118 hommes. 

    René Bousquet (1909-1993) aux côtés de Pierre Laval (1883-1945) 
    > Bousquet sera aussi aux côtés de l'occupant lors de la rafle de Marseille, des 22, 23 et 24 janvier 1943 où 5.956 personnes sont arrêtées. Pendant ses 20 mois à la tête de la police, jusqu'en décembre 1943, 60.000 Juifs seront déportés.  
    A la Libération, après trois ans de prison, il sera acquitté par la Haute Cour de justice tout en étant frappé d'indignité nationale. 
    "Oublié" pendant près de 40 ans, l'ancien haut fonctionnaire effectuera après guerre une carrière d'homme d'affaires. Il siègea dans plusieurs conseils d'administration (Banque d'Indochine, le quotidien régional La Dépêche du Midi, la compagnie aérienne UTA). 
    Ami personnel de François Mitterrand de longue date, Bousquet aurait bénéficié du soutien du président de la République pour freiner de nouvelles poursuites. Une plainte sera notamment déposée pour crimes contre l'humanité par l'association des Fils et filles de déportés juifs de France, mais, à la veille de son procès, il est assassiné de cinq balles tirées le 8 juin 1993 à la porte de son appartement, par un "déséquilibré", Christian Didier, condamné à dix ans de réclusion qui mourra à 71 ans des suites d'un cancer en 2014.
        > Par décret du 3 février 1993 la date du 16 juillet est devenue "Journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l'État français". Une date mémorielle complétée en 2000 par l'Hommage aux « Justes » de France. 
        (voir la vidéo du discours - INA)


        • Ce n'est que le 16 juillet 1995, peu de temps après son élection à la présidence de la République, que Jacques Chirac, à l'occasion du 53e anniversaire de la rafle, reconnaît officiellement la responsabilité des crimes de l'Etat français, jusqu'alors niée par les présidents successifs de la Ve République : " Oui, la folie criminelle de l'occupant a été, chacun le sait, secondée par des Français, secondée par l'État français. La France, patrie des Lumières, patrie des Droits de l'homme, terre d'accueil, terre d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable."

        D'après "Les Juifs sous l'Occupation", recueil de textes officiels français et allemands, 1940-1944. Centre de documentation juive contemporaine et Association Les fils et les filles des déportés juifs de France.

        samedi 21 mai 2016

        29 mai 1942 : mais que s'est-il donc passé ce jour là ?...

        29 mai 1942 - 29 mai 2016 : soixante quatorze ans après, un rappel historique s'impose car la France oublie trop facilement les dates qui dérangent sa conscience. 

        Le journal "Le Matin" du 1er juin 1942

        Vendredi 29 mai 1942, dimanche 7 juin 1942...
        Ces jours terribles comptent parmi les plus humiliants de la Seconde Guerre Mondiale.
        La première date correspond à la promulgation, par le Militärbefehlshaber in Frankreich - le commandement militaire allemand - de la 8e ordonnance * . Elle interdisait aux Juifs, français et étrangers de zone occupée, dès l'âge de six ans, de paraître en public sans porter l'étoile jaune. 

        Ce signe distinctif reprenait le symbole du judaïsme de l’étoile de David (en hébreu : magen David, bouclier de David), déjà imposé en Pologne au 1er décembre 1939, sous la forme d'un brassard. 
        L'étoile à six pointes apparut dès mai 1941 en Croatie, en septembre 1941 en Allemagne et en Roumanie, puis fin avril 1942 aux Pays Bas et le 1er juin en Belgique. 

        La seconde date marque l'entrée en vigueur du marquage infâme, avec la contribution active de l'Etat français de Vichy pour la distribution des étoiles dans les commissariats de police, et les sous-préfectures.
        Imprimées à 400.000 exemplaires, trois étoiles par personne étaient prévues pour 100.455 Juifs (61.684 français et 38.591 étrangers).

        Le tampon JUIF : une initiative du gouvernement de Vichy
        Si le port de l’étoile jaune n’a pas été étendu à la zone sud après l'invasion allemande du 11 novembre 1942, le gouvernement de Vichy imposa par la loi du 11 décembre 1942, la mention « Juif », tamponnée à l'encre rouge, sur les cartes d’identité et d’alimentation dans toute la zone sud. Un dispositif déjà en vigueur à Paris, suite à une ordonnance du préfet de police du 10 décembre 1941.
        "Moi vivant, l'étoile juive ne sera pas portée en zone libre " avait dit Pétain au grand rabbin Isaïe Schwartz. (Témoignage de Paul Estèbe, chef adjoint du cabinet de Pétain à Raymond Tournoux, cité dans "Pétain et la France", Plon 1980, p.305)
        Et Laval, dans ses mémoires rédigées dans sa cellule, apportera des précisions sur ce "tampon" : " Je refusai l'obligation que les Allemands et le commissariat général voulaient imposer aux Juifs en zone sud de porter l'étoile jaune. Les Allemands (...) avaient exigé la loi instituant l'obligation de faire figurer le mot "Juif" sur les cartes d'identité et de ravitaillement. (...) Ce fut le moindre mal, car l'insertion sur les cartes ne gênaient pas les Juifs vis-à-vis des autorités françaises. Elle leur permettait d'échapper, comme travailleurs, au départ pour l'Allemagne, car j'ai toujours donné l'instruction de les exclure des départs. Ils furent seulement requis au tout dernier moment pour les chantiers Todt et il y en eut un nombre infime "... 
        Laval "oublie" seulement les déportations massives effectuées depuis la zone sud !

        Sans état d'âme, en parallèle des législations antisémites allemandes, Vichy instaura par toute une série de lois et décrets l'antisémitisme d'État, avant d'apporter sa contribution active à l'antisémitisme d'extermination.


        STRATEGIES DE SURVIE ET REFUS
        Dans ce contexte implacable d'élimination des Juifs du paysage français, des stratégies de survie ont été élaborées : refus du recensement, passages clandestins de la ligne de démarcation, placements d'enfants, réseaux de sauvetage et actions individuelles des Justes.
        L'étoile jaune, marqueur discriminatoire, deviendra aussi un enjeu de refus :
        > Le Pr Robert Debré, qui mène par ailleurs des actions de résistance, sera interrogé par la police en mai 1943. L'inspecteur note dans son rapport que le médecin "s'est présenté à plusieurs reprises dans les bureaux allemands sans porter l'étoile". 
        Relevé de toutes les interdictions du statut des Juifs par décret du 5 janvier 1941, il soigne notamment des enfants d'officiers allemands. "Quoique prétextant que les autorités occupantes ne le considèrent pas comme Juif, le Pr Debré n'en est pas moins recensé à la préfecture de police et ne possède aucune dispense de l'étoile". (CDJC-CCXXXVIII-117)
          > Des avocats et des avoués décidèrent de ne pas porter l'étoile au Palais de justice de Paris. 
          Le bâtonnier Jacques Charpentier profita des vacances judiciaires de juillet à octobre pour faire traîner la situation, suite à la demande du chef du service juif de la SS de Paris transmise au Commissariat Général aux Questions Juives, de lui "signaler les cas d'infractions avec l'adresse des intervenants". (CDJC-XXIII-6, ordre du 15 juillet 1942)


          M. Jacob (1876-1944)

          > Le poète Max Jacob, converti au catholicisme en 1915, qui vit depuis 1936 à l'abbaye de Fleury à Saint-Benoit-sur-Loire (Loiret), écrira dans une lettre : "Deux gendarmes sont venus enquêter sur mon sujet, ou plutôt au sujet de mon etoile jaune. Plusieurs personnes ont eu la charité de me prévenir de cette arrivée soldatesque et j'ai revêtu les insignes nécessaires". Son frère aîné sera déporté à Auschwitz en février 1943 mais Max Jacob refusera les offres de ses amis voulant le faire passer en zone libre ou lui procurer des faux papiers. En janvier 1944, sa soeur sera envoyée à Drancy et Max Jacob sera arrêté le 24 février par la Gestapo. 
          Il mourra épuisé d'une pneumonie à l'infirmerie de Drancy le 6 mars 1944.


          > Des gestes de solidarité apparaîtront lors de l'entrée en vigueur de l'ordonnance allemande : trois jours après l'introduction de l'étoile, la Sipo-SD de Paris relève qu'une quarantaine de personnes ont été arrêtées pour défaut d'étoile, ou pour avoir porté d'autres insignes, des étoiles fantaisistes avec des inscriptions comme "zazou", "swing", "potache", "papou". Juifs et non Juifs ont été envoyés à Drancy ou à la prison des Tourelles pour les femmes. Les jeunes de moins de 18 ans, ont été relâchés après 24 ou 48 h. (CDJC-XLIXa-33) 
          > Un sujet largement développé dans " Amis des Juifs - Les résistants aux étoiles " (Tirésias 2005) de Cédric Gruat et Cécile Leblanc.
          >
          Hélène Berr
          Dans son Journal (Tallandier 2008), Hélène Berr donne un témoignage très éclairant de l'atmosphère qui régnait au lendemain de l'entrée en vigueur de l'ordonnance allemande.


          > Henri Szwarc, dans "Souvenirs : L'étoile jaune", rappelle : "Il n'était pas question de ne pas porter l'étoile, nous étions trop connus dans notre rue et à la merci d'une dénonciation. Nous avons par ailleurs reçu la visite d'un inspecteur chargé de vérifier jusque dans les armoires, que les étoiles étaient bien cousues sur nos vêtements". (Annales. Économies, Sociétés, Civilisations vol. 48, n° 3, 1993, p. 629-633)
          • Des protestations seront lancées par les autorités religieuses 
          > Chez les catholiques, le cardinal Suhard, archevêque de Paris, autorise l'initiative d'un groupe de Jécistes demandant le 7 juin - dimanche de la Fête-Dieu - , de protester à la chaire de l'église de la Sorbonne.  Le chanoine Jean Rupp dira : " Une mesure incompréhensible pour l'âme française et où elle se refuse de se reconnaître, vient d'être prise par les Autorités d'Occupation. L'immense émotion qui étreint le Quartier Latin ne >nous laisse pas insensibles. Nous assurons les victimes de notre affection bouleversée et prions Dieu qu'il leur donne la force de surmonter cette terrible épreuve ".
          A la Sainte Chapelle, au cours de la messe réunissant le barreau parisien des avocats, le prédicateur, suppléant du cardinal, rappelle que "Juifs et chrétiens sont des frères ". (CDJC-XLIXa-94a : rapport d'un indicateur de la Gestapo).

          Dans de nombreuses paroisses d'arrondissement, des prêtres prendront position. (CDJC-XLIXa-92). Même à Vichy, "le RP Victor Dillard, devant ses fidèles de l'église Saint Louis, les invite à prier pour les 80.000 juifs que l'on bafoue en leur faisant porter l'étoile jaune. " (cité par Georges Wellers : Un Juif sous Vichy - Tirésias 1991, page 221)


          Le pasteur Bertrand
          • Chez les protestants, le pasteur André-Numa Bertrand, vice-président du Conseil de la Fédération protestante de France écrit dès le 12 juin au maréchal Pétain afin " de lui exprimer la douloureuse impression éprouvée (...) devant les nouvelles mesures prises par les autorités d'occupation à l'égard des israélites ". (CDJC-CXCV-36_001)
          Dans son sermon du 7 juin, le jour même où l'étoile jaune devait être portée, il déclarait : " Depuis ce matin, nos compatriotes israélites sont assujettis à une législation qui froisse dans leur personne et dans celle de leurs enfants, les principes les plus élémentaires de la dignité humaine ".
          Mandaté par le Conseil de la Fédération protestante de France, le pasteur Marc Boegner, président, remettra personnellement à Pétain, le 27 juin 1942 une lettre, relayée à tous les pasteurs de zone occupée, pour protester contre le port de l'étoile. 
          On y lit : " Ce port d'un insigne distinctif inflige à des Français une humiliation gratuite, en affectant de les mettre à part du reste de la nation (...) Aussi, les Eglises du Christ ne peuvent-elles garder le silence devant des souffrances imméritées ".

          > Un silence surprenant lié à l'isolement de ses dirigeants, repliés à Lyon, confrontés aux contradictions internes de la communauté juive. 
          Une résignation en dépit de la rencontre entre le cardinal Gerlier et le grand rabbin Kaplan, en août 1942, contre les déportations massives des Juifs des camps de zone libre. 
          Prévenu qu'un train de déportés du camp de Rivesaltes stationnerait en gare de Perrache le 11 août, Jacob Kaplan sera empêché de s'en approcher par la police. Il ira à l'archevêché de Lyon pour demander une protestation publique en chaire. Le 17 août, il transmet au cardinal Gerlier des informations sur la déportation des Juifs allemands et roumains, avec la preuve de l'extermination de ces derniers. Gerlier écrira à Pétain. (lire Sylvie Bernay : L'Eglise de France face à la persécution des Juifs 1940-1944 - CNRS Editions, p. 312 à 364)
          Le Consistoire réagira le 24 août 1942 en reprenant les termes du grand rabbin Kaplan, affirmant que les déportés sont sous " le coup d'un programme méthodique d'extermination ". (Lire "Les Français Juifs" 1914-1950 "Récit d'un désenchantement" par Muriel Pichon - Presses Universitaires du Mirail 2009, p. 184)
          Les dirigeants de l'Union générale des israélites de France appelaient quant à eux à "porter l'insigne dignement et ostensiblement", comme le rappelle Renée Poznanski dans "Les Juifs en France pendant la Seconde Guerre Mondiale" (Hachette, 2005, page 292 et CDJC-CCXIV-5).
          • En vain, des demandes d'exemption seront formulées, émanant d'associations ou de divers corps constitués : la Fédération des amputés de guerre, l'Ordre des médecins (en faveur de la veuve de Fernand Widal, mort en 1929, qui fut un ami de Pétain), les sapeurs-pompiers de Paris (requête du colonel Simonin, commandant du régiment, refusée par Oberg, chef supérieur de la SS et de la police).

          EXEMPTIONS : POUR LES "AMIES JUIVES" 

          DE PETAIN ET LES AUTRES...

          • Les mesures d'exemption prévues par la réglementation seront finalement peu utilisées : 
          " Lors de circonstances spéciales, dans l'intérêt du Reich, des dérogations à l'ordonnance peuvent être prévues dans des cas isolés" précisait le paragraphe 1 des dispositions d'application de l'ordonnance. (CDJC-CDXXVIII-82)
          Une brèche dans laquelle le maréchal Pétain s'engouffra pour demander quelques exemptions.
          En aucun cas il ne s'agissait de protéger les Juifs français de manière collective, en donnant en échange à l'ennemi les Juifs étrangers - la fameuse théorie du bouclier défendue après guerre par Robert Aron, et reprise en 2014 par le polémiste Eric Zemmour -. 

          Pétain voulait seulement protéger quelques très rares relations mondaines. 
          Le maréchal en fait la demande dans un courrier adressé le 12 juin 1942 à Fernand de Brinon, son ambassadeur auprès des autorités d'occupation. (AN F60 1485)
          La liste devait être communiquée le 22 juin pour être transmise au chef supérieur des SS et de la police. 
          Alors que les allemands misaient sur une centaine de demandes (CDJC-XLIXa-90a), le cabinet de Pétain transmet le 3 juillet, seulement trois demandes d'exemption concernant :
          - la marquise Marie-Louise de Chasseloup-Laubat (1879-1964)
          - sa sœur la baronne Lucie-Ernesta Girot de Langlade (1882-1944), filles du banquier Louis Stern
          - la générale Billotte, née Catherine Nathan (1883-1965), veuve depuis 1940 du général Gaston Billotte, gouverneur militaire de Paris de 1937 à 1939.

          >
          Mme Girot de Langlade devant son château à Cuts (Oise)
          Mme Girot de Langlade n'obtiendra pas l'exemption et sera finalement arrêtée le 3 janvier 1944. Déportée à Auschwitz par le convoi n° 66, elle périra à la chambre à gaz le 24 janvier 1944). 

          (Lire notre étude complète sur ce cas, objet d'erreurs répétées de plusieurs historiens)

          Déjà, 19 juin 1942, le SS-Sturmbannführer Herbert Hagen avait transmis à son commandement les conclusions d'une réunion tenue en présence de l'ambassadeur d'Allemagne Otto Abetz, pour d'autres demandes d'exemption réclamées par Pétain, en faveur de la veuve de Bergson - qui réussira à se réfugier en Suisse avec sa fille Jeanne -, l'écrivain Colette - qui n'était pas juive ! - et le pianiste classique Constantin Konstantinoff, chargé de la programmation musicale de Radio Paris. 
          Aucune décision n'avait alors été prise. (CDJC-XLIXa-91b)

          > Le dispositif dérogatoire de la 8e ordonnance prévoyait aussi l'exemption pour des Juifs étrangers issus des "pays belligérants, alliés et des pays neutres" pour "éviter les représailles contre les ressortissants allemands ainsi que les interventions des pays neutres" précise le 13 mai 1942 Théodor Dannecker, chef de la section IVJ de la Gestapo à Paris. (CDJC-XLIXa-13). 
          Ainsi, 9.837 personnes seront concernées d'après la préfecture de police.
          Les pays concernés sont la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, les états ennemis d'Amérique centrale ou du sud, Italie, Grèce, Turquie, Bulgarie, Suisse, Espagne, Brésil, Canada.

          26 EXEMPTIONS...

          >
          Une note secrète d'Heinz Röthke (CDJC-XXVa-164)
          Le 25 août 1942, une unique note signée Heinz Röthke, chef du service juif de la SS de Paris, dresse une liste de 26 exemptions de l'étoile, accordées à titre provisoire jusqu'au 31 août, avec prolongation possible de trois mois. (CDJC-XXVa-164)
          L'épouse de l'ambassadeur de Brinon, née Jeanne-Louise Franck (1896-1982), y figure en premier. 
          Suivent trois exemptions non nominatives faites à la demande de Pétain. 
          Outre Mme de Chasseloup-Laubat et la générale Billotte - dont l'exemption qui aurait été accordée ne figure pas dans les archives - la comtesse Suzanne Sauvan d'Aramon (1887-1954), épouse du député de Paris Bertrand d'Aramon qui vota les pleins pouvoirs à Pétain, et fille du banquier Edgar Stern, obtient son exemption le 13 juillet 1942. (CDJC-XXVa-172)
          Arrêtée, elle sera internée à Drancy le 25 juin 1944.

          Les exemptions permettront aussi de faciliter la présence allemande sur le sol français :
          Huit exemptions seront accordées pour de "pressants motifs économiques", afin de permettre le travail de cadres Juifs dans des entreprises au service des allemands.
          Sept autres exemptions concernent les services de contre-espionnage.
          Six sont accordées à des Juifs "travaillant avec la police anti-juive", indicateurs, dénonciateurs.
          Une exemption, formulée par le service de renseignements allemand, concerne Josef Hans Lazar, chef de la propagande allemande en Espagne.
          Trois exemptions sont accordées à des marchands d'art Juifs (Allan et Emmanuel Loebl, Hugo Engel) chargés d'alimenter le projet de musée voulu par Hitler à Linz, en Autriche, et les collections pillées par le maréchal Hermann Göring.

          Enfin, quelques très rares exemptions répondront à des demandes individuelles (cas de mariages mixtes, présentation de certificats de non appartenance à la "race juive") avec des appuis au plus haut niveau. 

          >
          Marcel Lattès (1886-1943)
          Lire les cas d'Ida Seurat-Guitelman et du compositeur Marcel Lattès.


          Ida Seurat-Guitelman a pu obtenir une exemption grâce à un courrier adressé avenue Foch, au siège de la Gestapo, par son mari, policier, qui bénéficia du soutien d'Emile Hennequin, le chef de la police parisienne, qui participa de près à la rafle du Vel d'Hiv.

          Marcel Lattès, compositeur de talent, auteur de comédies musicales et de musiques de films, avait été arrêté le 12 décembre 1941 avec d'autres français israélites. Libéré grâce à Sacha Guitry et son frère banquier, son exemption obtenue en mai 1943 lui avait permis de retravailler jusqu'à son arrestation le 15 octobre 1943. Il sera déporté à Auschwitz par le convoi n°64 du 7 décembre 1943.

          En général, la plupart des demandes d'exemption sont refusées, même lorsqu'elles sont transmises par les autorités préfectorales.
          Maurice Papon à la préfecture de Bordeaux entre 1942 et 1944

          > A son procès, en 1998, Maurice Papon, ancien secrétaire général de la préfecture de Gironde, soutiendra avoir " sauvé des juifs " à l'occasion d'interventions multiples. 
          Il assura que ses services accordèrent 1.182 dérogations au port de l'étoile jaune (951 français et 231 étrangers). Des dérogations au demeurant impossibles puisqu'elles relevaient des seules autorités allemandes.
          Lorsque le procureur général interroge Papon sur l'application de la 8e ordonnance, il répondra : " le premier choc que j'ai eu en arrivant à Bordeaux, ça été l'étoile jaune qui venait d'être distribuée quelques jours avant mon arrivée. J'en ai constaté les effets et j'en ai condamné les méthodes (...) L'étoile jaune c'était en mai. Dès juillet, les allemands exigeaient la livraison d'hommes et de femmes innoçents. "
          Papon (1910-2007) sera condamné à dix ans de réclusion criminelle pour complicité de crimes contre l'humanité. Après guerre, il n'avait jamais été inquiété et mena une longue carrière de préfet, en Corse, en Algérie, à Paris comme préfet de police de 1958 à 1967. Il sera impliqué sans suite dans la répression sanglante de la manifestation du 17 octobre 1961 du FLN, puis du 8 février 1962 où neuf manifestants seront tués au métro Charonne.
          Député gaulliste du Cher de 1968 à 1981, ministre du budget de 1978 à 1981, il est rattrapé par son passé en 1981, suite à un article du Canard Enchaîné, mais son procès n'aura lieu qu'après 17 ans de bataille juridique.
          • Jacques-Félix Bussière, préfet du Loir-et-Cher, transmettra le 26 juin 1942 au ministère de l'Intérieur une demande déposée par une commerçante de Romorantin, Alice Houlmann-Lévy, 73 ans, et son employée Claire Kahn, 61 ans. Il lui sera répondu qu'il n'appartient pas au ministère " d'accorder de telles dispenses, ni même de les transmettre aux autorités allemandes ". Les deux femmes, arrêtées pour " action anti-allemande " seront déportées respectivement à Sobibor le 25 mars 1943, et à Auschwitz le 31 juillet 1943.
          • Louis Tuaillon, sous-préfet d'Oloron Sainte-Marie, écrira un courrier courageux au chef de la Sûreté allemande le 29 mai 1943 à propos des juifs évacués de la côte Basque " mis dans l'obligation de porter l'étoile jaune et de se présenter chaque semaine à la mairie ". En l'absence d'instruction il refuse de faire suivre d'effet ces demandes et rappelle qu'aucun texte français n'a imposé l'étoile en zone sud. (archives départementales Pyrenées-Atlantiques SDA 64). Nommé préfet de Lot-et-Garonne, puis à Limoges et Marseille. Arrêté par la Gestapo d'Agen en juin 1944, il sera déporté. Nommé préfet de Moselle en 1945, il meurt à 43 ans en 1947.
          • Colette, mariée depuis 1935 à Maurice Goudeketn'obtiendra pas d'exemption pour son mari. Arrêté en décembre 1941, interné à Drancy puis à Compiègne, il échappa à la déportation grâce aux interventions de Sacha Guitry, Brasillach et Drieu la Rochelle. Libéré le 6 février 1942, il sera caché jusqu'à la Libération. Le 31 mai 1943, Colette avait adressé un courrier au ministre de l'Interieur pour que Goudeket obtienne une dérogation au port de l'étoile mais le Commissariat général aux questions juives lui fait savoir le 19 juin que les autorités allemandes ont répondu "qu'aucune dérogation n'était admise". (CDJC-CXIII-9)
          Nelly Frankfurt
           avait 17 ans (Archives départementales 37)
          • Nelly Frankfurt, 17 ans, d'origine Polonaise, vit avec sa famille expulsée de Gironde au camp de La Lande, près de Tours. Elle écrivit le 31 mai 1942 une lettre poignante au général-chef de la Kommandantur de Paris. (CDJC-XLIXa-51b). 
          Elle écrivait : " J'ai de la peine à concevoir que je ne pourrai plus me trouver en société sans provoquer chez certains un sentiment d'animosité. J'aime tous les êtres humains sans distinction, et me voir repoussée par ceux que j'aime, surtout par mes camarades de classe, me cause un vif chagrin (...) Je m'adresse donc à votre bonté, à vos sentiments humains qui, j'en suis sûre, sont aussi forts qu'en moi ". En guise de réponse, elle sera arrêtée puis déportée à Auschwitz avec sa mère Alla, 54 ans, par le convoi n°8 du 20 juillet 1942. Son père, Stanislas, 59 ans, directeur commercial à Bordeaux, sera déporté à Auschwitz par le convoi n° 31 du 11 septembre 1942.

          29 mai 1942, 7 juin 1942 : ces deux dates ne peuvent être oubliées !

          Thierry Noël-Guitelman

          * Document consultable sur le site du Mémorial de la Shoah/CDJC

          > Ressources documentaires à consulter :

          France TVéducation : Shoah, le port infamant de l'étoile jaune

          Concours national de la résistance et de la déportation : éphéméride du réseau Canopé


          Mémorial de la Shoah

          D'autres livres incontournables sur le sujet :

          - Serge Klarsfeld : L'étoile des Juifs (L'Archipel 1992)
          - Michaël R. Marrus et Robert O. Paxton : Vichy et les Juifs (Calmann-Lévy 2015)
          - Léon Poliakov : L'étoile jaune - La situation des Juifs en France sous l'Occupation - Les législations nazie et vichyssoise (Grancher 1999)
          - Maurice Rajsfus : Opération étoile jaune (Le Cherche Midi 2002)
          - Bernard Ullmann : Lisette de Brinon, ma mère - Une Juive dans la tourmente de la Collaboration (Complexe 2004)
          - Richard H. Weisberg : Vichy, la Justice et les Juifs (Archives contemporaines 1998)
          Françoise Siefridt : J'ai voulu porter l'étoile jaune (Robert Laffont 2010)

            vendredi 20 mai 2016

            Hélène Berr : "Je considérais cela comme une infamie"

            Hélène Berr raconte son attitude face à l'étoile jaune dans son exceptionnel journal

            Hélène Berr (1921-1945) jeune juive française, a tenu son journal du 7 avril 1942 jusqu’au 15 février 1944 à Drancy, où elle raconte sa vie quotidienne.

            Alors qu’elle préparait l’agrégation d’anglais, les lois antisémites du régime de Vichy l’obligent à abandonner ses études et elle devient assistante sociale bénévole à l’UGIF (Union générale des israélites de France) à partir du 6 juillet 1942.

            Arrêtée chez elle le 8 mars 1944, elle sera déportée à Auschwitz par le convoi n° 70, avec ses parents, le 27 mars 1944, le jour de ses 23 ans.

            Son père, Raymond, polytechnicien, ingénieur des Mines, était vice-président de la société Kuhlmann. Envoyée au camp de Bergen-Belsen, elle ne se lève pas, un matin, à l'heure de l’appel. Elle sera battue à mort  le 10 avril 1945, quelques jours avant la libération du camp par l’armée britannique.

            Son journal sera publié pour la première fois en 2008 aux éditions Tallandier par sa nièce Mariette Job et sera préfacé par l’écrivain Patrick Modiano, prix Goncourt 1978 et prix Nobel de littérature 2014.

            Le 1er juin 1942, la mère d’Hélène lui annonce «la nouvelle de l’étoile jaune».

            Voici sa réaction : 

            « Chez Mme Jourdan, j’ai rencontré (…) avec qui nous avons discuté de la question de l’insigne (l’étoile jaune). A ce moment-là, j’étais décidée à ne pas le porter. Je considérais cela comme une infamie et une preuve d’obéissance aux lois allemandes.
            Ce soir, tout a changé à nouveau : je trouve que c’est une lâcheté de ne pas le faire, vis-à-vis de ceux qui le feront.
            Seulement, si je le porte, je veux toujours être très élégante et très digne, pour que les gens voient ce que c’est. Je veux faire la chose la plus courageuse. Ce soir, je crois que c’est de le porter. » 

            Au soir du lundi 8 juin, journée où Hélène Berr porte l'étoile pour la première fois, fixée à sa boutonnière par un bouquet tricolore, elle note dans son journal :
            " Mon Dieu, je ne croyais pas que ce serait si dur. J'ai eu beaucoup de courage toute la journée. J'ai porté la tête haute, et j'ai si bien regardé les gens en face qu'ils détournaient les yeux. Mais c'est dur. D'ailleurs, la majorité des gens ne regarde pas. Le plus pénible, c'est de rencontrer d'autres gens qui l'ont. Ce matin, je suis partie avec Maman. Deux gosses dans la rue nous ont montrées du doigt en disant : « Hein ? T'as vu ? Juif. » Mais le reste s'est passé normalement. Place de la Madeleine, nous avons rencontré M. Simon, qui s'est arrêté et est descendu de bicyclette. J'ai repris toute seule le métro jusqu'à l'Etoile. A l'Etoile, je suis allée à l'Artisanat chercher ma blouse, puis j'ai repris le 92. Un jeune homme et une jeune fille attendaient, j'ai vu la jeune fille me montrer à son compagnon. Puis ils ont parlé.
            Instinctivement, j'ai relevé la tête-en plein soleil-, j'ai entendu : "C'est écoeurant." Dans l'autobus, il y avait une femme, une maid [domestique] probablement, qui m'avait déjà souri avant de monter et qui s'est retournée plusieurs fois pour sourire ; un monsieur chic me fixait : je ne pouvais pas deviner le sens de ce regard, mais je l'ai regardé fixement. 
            Je suis repartie pour la Sorbonne ; dans le métro, encore une femme du peuple m'a souri. Cela a fait jaillir les larmes à mes yeux, je ne sais pourquoi. Au Quartier latin, il n'y avait pas grand monde. Je n'ai rien eu à faire à la bibliothèque. Jusqu'à quatre heures, j'ai traîné, j'ai rêvé, dans la fraîcheur de la salle, où les stores baissés laissaient pénétrer une lumière ocrée. A quatre heures, J. M. [Jean Morawiecki] est entré. C'était un soulagement de lui parler. Il s'est assis devant le pupitre et est resté là jusqu'au bout, à bavarder, et même sans rien dire. Il est parti une demi-heure chercher des billets pour le concert de mercredi ; Nicole est arrivée entre-temps.
            Quand tout le monde a eu quitté la bibliothèque, j'ai sorti ma veste et je lui ai montré l'étoile. Mais je ne pouvais pas le regarder en face, je l'ai ôtée et j'ai mis le bouquet tricolore qui la fixait à ma boutonnière. Lorsque j'ai levé les yeux, j'ai vu qu'il avait été frappé en plein coeur. Je suis sûre qu'il ne se doutait de rien. Je craignais que toute notre amitié ne fût soudain brisée, amoindrie par cela. Mais après, nous avons marché jusqu'à Sèvres-Babylone, il a été très gentil. Je me demande ce qu'il pensait. [...]

            Mardi 9 juin 

            Aujourd'hui, cela a été encore pire qu'hier.
            Je suis éreintée comme si j'avais fait une promenade de cinq kilomètres. J'ai la figure tendue par l'effort que j'ai fait tout le temps pour retenir des larmes qui jaillissaient je ne sais pourquoi.
            Ce matin, j'étais restée à la maison, à travailler du violon. Dans Mozart, j'avais tout oublié.
            Mais cet après-midi tout a recommencé, je devais aller chercher Vivi Lafon à la sortie de l'agreg [l'agrégation d'anglais] à deux heures. Je ne voulais pas porter l'étoile, mais j'ai fini par le faire, trouvant lâche ma résistance. Il y a eu d'abord deux petites filles avenue de La Bourdonnais qui m'ont montrée du doigt. Puis, au métro à l'Ecole-Militaire (quand je suis descendue, une dame m'a dit : « Bonjour, mademoiselle »), le contrôleur m'a dit : « Dernière voiture. » Alors, c'était vrai le bruit qui avait couru hier. Cela a été comme la brusque réalisation d'un mauvais rêve. Le métro arrivait, je suis montée dans la première voiture. Au changement, j'ai pris la dernière. Il n'y avait pas d'insignes. Mais rétrospectivement, des larmes de douleur et de révolte ont jailli à mes yeux, j'étais obligée de fixer quelque chose pour qu'elles rentrent.
            Je suis arrivée dans la grande cour de la Sorbonne à deux heures tapantes, j'ai cru apercevoir Molinié au milieu, mais, n'étant pas sûre, je me suis dirigée vers le hall au bas de la bibliothèque. C'était lui, car il est venu me rejoindre. Il m'a parlé très gentiment, mais son regard se détournait de mon étoile. Quand il me regardait, c'était au-dessus de ce niveau, et nos yeux semblaient dire : « N'y faites pas attention. » Il venait de passer sa seconde épreuve de philo.
            Puis il m'a quittée et je suis allée au bas de l'escalier. Les étudiants flânaient, attendaient, quelques-uns me regardaient. Bientôt, Vivi Lafon est descendue, une de ses amies est arrivée et nous sommes sorties au soleil. Nous parlions de l'examen, mais je sentais que toutes les pensées roulaient sur cet insigne. Lorsqu'elle a pu me parler seule, elle m'a demandé si je ne craignais pas qu'on m'arrache mon bouquet tricolore, et ensuite elle m'a dit : « Je ne peux pas voir les gens avec ça. » Je sais bien ; cela blesse les autres. Mais s'ils savaient, eux, quelle crucifixion c'est pour moi. J'ai souffert, là, dans cette cour ensoleillée de la Sorbonne, au milieu de tous les camarades. Il me semblait brusquement que je n'étais plus moi-même, que tout était changé, que j'étais devenue étrangère, comme si j'étais en plein dans un cauchemar. Je voyais autour de moi des figures connues, mais je sentais leur peine et leur stupeur à tous. C'était comme si j'avais eu une marque au fer rouge sur le front. [...]

            Visite au père d'Hélène, en partance pour Drancy 

            Vice-président de l'entreprise Kuhlmann, Raymond Berr, père d'Hélène, a été arrêté le 23 juin 1942 sous prétexte que son étoile jaune était agrafée et non cousue. Sa famille obtient de le voir à la préfecture de police avant son départ pour Drancy :
            A partir du moment où Papa est entré, il m'a semblé brusquement que l'après-midi se raccrochait automatiquement à ce passé si récent où nous étions tous ensemble, et que tout le reste n'était qu'un cauchemar. Cela a été en quelque sorte une accalmie, une éclaircie avant l'orage. Quand j'y réfléchis maintenant, je m'aperçois que cela a été une bénédiction. Nous avons revu Papa après la première phase de la tragédie, après l'arrestation. Il nous l'a racontée. Nous avons vu son sourire. 
            Nous l'avons vu partir avec le sourire. Nous savons tout et j'ai l'impression qu'ainsi nous sommes encore plus unis, qu'il est parti pour Drancy lié encore plus étroitement à nous.
            Il est entré avec son sourire radieux, prenant la situation au comique : il était sans cravate, et au début cela m'a donné un choc, on l'avait déjà dénudé en deux heures. Papa sans cravate ; il avait l'air d'un « détenu », déjà. Mais cela a été fugitif. L'un des employés, avec des excuses, lui a dit qu'il allait lui rendre sa cravate, ses bretelles et ses lacets. Tous riaient. L'agent nous expliquait pour nous rassurer que c'était un ordre car hier un détenu avait essayé de se pendre. [...]
            Il y avait quelque chose de comique dans cette scène, où le détenu était Papa, où les autorités étaient pleines de respect et de sympathie. On se demandait ce que nous faisions tous là.
            Mais c'est parce qu'il n'y avait pas d'Allemands. Le sens plein, le sens sinistre de tout cela ne nous apparaissait pas, parce que nous étions entre Français.
            J'oublie de noter les détails donnés par Papa sur son arrestation, c'est tout ce que j'ai su et je n'en saurai pas plus avant de le revoir. Il est en effet allé rue de Greffulhe, et ensuite avenue Foch, où un officier (moi, j'ai compris un soldat) boche s'est jeté sur lui en l'accablant d'injures ( schwein [sale porc], etc.) et lui a arraché son étoile, en disant : « Drancy, Drancy ». C'est tout ce que j'ai entendu. Papa parlait d'une façon assez entrecoupée, à cause de toutes les questions que nous lui posions. 
            A un moment, j'ai remarqué une plus grande animation. [...] La porte s'est ouverte, et trois femmes sont entrées, la mère, une grosse blonde vulgaire, la fiancée et une autre qui devait être la soeur, on a introduit le détenu, un jeune homme très brun, qui avait une beauté un peu sauvage, c'était un juif italien, inculpé pour hausse illicite [marché noir], je crois. Ils se sont tous assis sur le banc de bois. A partir de ce moment, il y a eu du tragique dans l'atmosphère. En même temps, nous étions, tous les quatre ensemble, tellement éloignés de ces pauvres gens, que je n'arrivais plus à concevoir que Papa fût arrêté aussi."