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dimanche 11 décembre 2011

Une simple lettre envoyée avenue Foch...

Policier de base, bien recommandé auprès des autorités allemandes, Emile Seurat  (1907-1997) obtiendra une exemption d'étoile pour sa femme, Ida Guitelman (1915-2019).  Un cas rare, sur fond de solidarité policière. 


Emile Seurat (coll. particulière)
Nous sommes cinq mois après l'entrée en vigueur de la 8e ordonnance allemande instaurant le port de l'étoile jaune.
Emile Seurat avait 35 ans.
Simple gardien de la paix, ancien chauffeur du Maréchal Foch pendant son service militaire, adresse  le 27 octobre 1942 une courte lettre manuscrite au commandant du 
"Service juif allemand" au 31 bis, avenue Foch à Paris.
À cette adresse se trouve le service IV J de la Gestapo, chargé des questions juives.

« Je me permets de solliciter de votre haute bienveillance une dérogation pour le port de l'insigne de ma femme, Seurat, Ida, née Guitelman, le 7 septembre 1915 à Paris. Française d'origine Israélite, mariée à Paris le 29 juin 1935.
J'ai un fils né en 1938, baptisé catholique, inscrit dans une école chrétienne.
Je suis gardien de la paix, Préfecture de Police Paris depuis le 4 janvier 1932.
J'affirme que ma femme ne pratique pas la religion juive.
Dans l'espoir que ma demande sera accueillie favorablement je vous prie de croire Monsieur le Commandant à mes respectueuses salutations ». (1)
Sa requête est parfaitement recevable car Emile Seurat souligne dans son courrier que son fils a été baptisé catholique.

La lettre d'Emile Seurat (CDJC XXVa-203)

Le 9 mai 1942, Otto Abetz, l'ambassadeur d'Allemagne à Paris, évoquait une situation analogue dans un rapport adressé à Berlin : 
«  En ce qui concerne la question des mariages mixtes, il a été convenu que le conjoint juif ne portera pas l'étoile, au cas où des enfants qui ne sont pas considérés comme Juifs, sont issus de ce mariage. » 
(CDJC-XLIXa-11, message télé typé, cité par Léon Poliakov dans L'Etoile Jaune, Editions du Centre, Paris, 1949). 

Cette disposition sera notamment appliquée aux Juifs de Belgique et du Nord de la France. (CDJC YIVO 18-15).

Comme pour appuyer sa demande, il obtient trois jours plus tard, grâce à un courrier du 30 octobre 1942, le soutien de son chef, Emile Hennequin, le directeur de la police municipale :

Le certificat signé
par Emile Hennequin (CDJC XXVa-203)





















« Je soussigné, Directeur de la Police Municipale, certifie que M. Seurat, Emile, est employé à la Préfecture de Police en qualité de Gardien de la Paix. M. Seurat est un excellent agent, d'un bon esprit, dévoué et travailleur ». (2)
La recommandation ne fait pas référence à la demande d'exemption mais elle vient seulement 
la compléter en gage de sérieux.
Que recouvre vraiment la mention "bon esprit" ?
On ignore les conditions précises dans lesquelles ce soutien a été demandé et obtenu car Hennequin, fonctionnaire zélé, n'a jamais fait de cadeaux aux juifs. 

Emile Hennequin (photo SHPF)

Très impliqué dans l'organisation de la rafle du Vél d'Hiv, Hennequin est né en 1887 à Paris. 
Il débuta entre 1910 et 1912, comme agent de la police impériale de Russie, à l'ambassade de Paris, puis devient inspecteur stagiaire à la direction générale des recherches de la préfecture de police. 
Titularisé, Hennequin intègre la police judiciaire en 1913, puis sera affecté dans divers commissariats parisiens, en 1922 à Levallois, puis Courbevoie en 1925. 
De 1927 à 1934, il exerce en Indochine avant d'intégrer la police municipale. 
Il devient commissaire du 15e en 1936, puis commissaire principal du 9e en 1937 et commissaire divisionnaire en 1938. 
Nommé directeur adjoint de la police municipale le 1er décembre 1940, il obtient le poste de directeur un an plus tard, puis celui de directeur général au 1er janvier 1943.

Emile Hennequin a organisé le dispositif de distribution de l'étoile. 
Dans sa circulaire du 1er juin 1942, adressée aux commissaires de police, il annonce que du personnel supplémentaire de l'administration centrale va être détaché pour apporter de l'aide au personnel des commissariats où les juifs doivent retirer "l'insigne des juifs". (CDJC-XX-29)
Le 6 juin 1942, il signe la circulaire prévoyant l'arrestation des parents d'enfants juifs dépourvus d'étoile...


Lors de la rafle du Vél d'Hiv il signe les directives adressées aux policiers et la note ordonnant la réquisition des cinquante autobus (ci-contre) destinés à transporter les personnes arrêtées jusqu'au vélodrome de la rue Nélaton, dans le 15e arrondissement.
Rafle après rafle, Emile Hennequin ne montre aucune humanité, appliquant strictement les ordres. 

Arrêté le 27 août 1944 par un groupe franc de la police municipale, Hennequin sera révoqué le 8 février 1945 et jugé en juin 1947. 
On lui reproche d’avoir « développé l’action de la Police municipale contre les patriotes et a ainsi favorisé l’ennemi ».


On lui rappelle notamment la création de brigades d’interpellation, l’exécution de surveillances pour le compte des autorités allemandes et surtout d’avoir accepté de faire procéder à des rafles massives de juifs.
Il est condamné à huit ans de travaux forcés, à la dégradation nationale et à sa radiation de l'Ordre de la Légion d'Honneur. 
Gracié en juin 1948, il est mis à la retraite d'office. 
Il décède le 7 octobre 1977 à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). (Source : Société Française d'Histoire de la Police)

Quelles relations entretenait le simple gardien Emile Seurat avec son chef Emile Hennequin ? S'agissait-il d'une simple solidarité policière ? 

Cette mansuétude paraît surprenante compte tenu de sa forte implication dans la chasse aux israélites. Comment expliquer ce "coup de pouce" en faveur du mari d'une juive ? A-t-il imposé à Emile Seurat une contrepartie ?
Le mystère reste entier. Mais ce soutien aura été décisif.
Une semaine plus tard seulement, Ida Seurat-Guitelman obtient sa précieuse dérogation datée du 4 novembre 1942. 
Le document précise qu'elle est valable jusqu'au 31 janvier 1943, la prolongation allant jusqu'au 30 avril 1943. 
Un répit de six mois, bien utile.

L'exemption accordée à Ida Seurat-Guitelman le 4 novembre 1942
(CDJC-XXVa-203)

Emile Seurat, policier-résistant

Apparemment, la hiérarchie d'Emile Seurat ignore que depuis février-mars 1941, il fait de la résistance.
De façon permanente il assure des liaisons de renseignements pour le réseau CDM (Camouflage de Matériel de guerre de l'armée) via des sociétés de transport repliées en zone sud (Eclair, à Marseille, avec ses annexes à Lyon, Valence, Annecy, Chambéry, Paris ; les Rapides Côte d'Azur à Nice).
Il fournit aussi des faux papiers d'identité à des maquisards recherchés (Edouard Bitan, Atlan qui tenait le café Le Vieux Hall, 137, rue du Faubourg Poissonnière) et aide des familles juives et des résistants à passer en zone libre (la famille Eddes, qui habitait 2 rue Gustave-Rouanet, 18e, les Rosenfeld, les Braun, Marcel Goareguer, Colpanec, Pierre Fradaulet). (3)
Ces activités résistantes ne plaisent pas à tout le monde. 
Début septembre 1942, Emile Seurat sera dénoncé par une lettre anonyme envoyée à la Kommandantur, place de l'Opéra.
Le courrier souligne qu'il est marié à une israélite en infraction avec les ordonnances allemandes, et qu'il fait entrer des jeunes dans la police pour les soustraire au STO (Service du travail obligatoire). 
La lettre est enregistrée mais l'inspecteur-interprète Robert Rousée, qui en a eu connaissance, prévient Emile Seurat.
Méfiant, il donne rendez-vous à son collègue devant le commissariat de la rue du Mont-Cenis, en fin de soirée, où il avait des « copains sûrs, pour le protéger au cas où » précise son épouse qui a fidèlement gardé en mémoire ces moments inquiétants. 
« Pourquoi me prévenez-vous ?
 » demande Emile. 
Rousée répond : « J'ai vu que vous étiez dans la police ». (4)
Ses relations dans la police serviront encore à Emile Seurat pour protéger son épouse.

Alfred Jurgens fait libérer Ida

Ida, rayonnante pour ses 90 ans
 en 2005 (propriété de l'auteur)
Ida Seurat-Guitelman 
(propriété de l'auteur)
Le 12 mai 1943, à 6 h du matin, on sonne au domicile du couple Seurat, 7, rue de Trétaigne, dans le 18e.
« Police ! »... 
Un policier allemand est accompagné d'un français.
Plus de 60 ans après les faits, Ida en tremble encore : «  Mes cheveux se sont dressés sur la tête. Mimi (Ndlr - diminutif d'Emile) leur a dit "Je suis de la maison". J'ai été conduite au 11 rue des Saussaies et je me suis retrouvée dans une cellule de quelques mètres carrés. 
A plusieurs reprises un garde allemand m'a donné un coup de bottes. 
J'entend encore un gradé allemand dire à mon mari : 
« M. Seurat, vous avez été victime d'une délation » ». (5)
Une fois de plus Emile fait jouer la solidarité policière. 
Pour faire libérer Ida, il s'adresse à son collègue Alfred Ferdinand Jurgens.
« A 11 h, j'étais sortie !» Emile Seurat récupère aussi les fiches de recensement de toute la famille d'Ida. 

Cet Alsacien est né à Saverne (Bas-Rhin) le 8 août 1914, (sa mère s'appelait Thérèse Holtzmann). Il débuta comme gardien de la paix en 1938, année de son mariage à Paris 10e avec Florentine Appoline Wietrich. 
En poste au commissariat du 19e, il est détaché à partir de juin 1940 comme interprète dans plusieurs services comme l'état-major de la police municipale, le service des prisonniers, etc. Il parle l'allemand mais ne sait pas l'écrire.
A compter du 17 décembre 1940 il est affecté au service allemand des Questions Juives, rue des Saussaies, en tant qu'inspecteur spécial des RG, détaché aux Affaires juives de la Gestapo. 
En mai 1941, il dépend de la "section juive" de la préfecture de police dirigée par Jean François, de la Direction de la police générale, et André Tulard, chef du 4e bureau depuis fin 1936, nommés en octobre 1940. 
Ce bureau préfectoral administrait le fichier juif établi à partir du recensement des juifs parisiens, décidé par l'ordonnance allemande du 27 septembre. Un fichier opérationnel à partir de mars 1941 qui répertoriait près de 150.000 Juifs du département de la Seine, enregistrés par ordre alphabétique, par rues, par professions et par nationalités.
Jurgens y sera détaché par le préfet de Police, comme interprète, avec Lucien Grand(6)

Une famille venue de Bessarabie

Kichinev, Odessa, Constantinople, Marseille et Paris : l'odyssée de la famille
Guitelman entre 1904 et 1913 (Crédit : Google maps)


Grâce au geste de Jurgens, les parents d'Ida mais aussi ses trois soeurs, leurs enfants, et son jeune frère, ne seront pas inquiétés. Cette famille juive, qui avait fuit la Russie tsariste et ses pogroms, vivait en France depuis 1913.

Nouchem et Sima Guitelman (propriété de l'auteur)
Sima Abramovitch (1872-3 juillet 1976) est née à Odessa. 
Elle épouse  Nouchem Guitelman (1878-10 mars 1957), à Kichinev. 
Dans la Bessarabie de cette époque, où se trouvait le Yiddishland de l'empire tsariste, ce vaste espace allant de Vilnius à Odessa, des millions de juifs vivaient dans les villes mais aussi dans des villages (shtetels).
A Kichinev, ville de 100.000 habitants en 1897, on comptait 40.000 juifs environ. Parmi eux, les Guitelman ont sans doute vécu le pogrom meurtrier d'avril 1903.

Une odieuse machination antisémite déclenchée après l'assassinat d'un jeune russe pour une sombre histoire d"héritage. Les juifs seront accusés de pratiquer le meurtre rituel dans le but de se servir du sang d'enfants chrétiens. 

A partir du 6 avril 1903, premier jour des Pâques chrétiennes, la ville sera livrée aux émeutiers pendant deux jours et deux nuits avec le mot d'ordre "Tuez les juifs !". 
Bilan 45 morts et des centaines de blessés. Les répercussions seront mondiales. 
A Paris, un meeting de protestation réunira 5.000 personnes où Jean Jaurès s'exprimera. Manifestations à Londres, Berlin, à Washington. 
En Russie, Tolstoï prendra la défense des juifs et le poète Bialik composera un émouvant poème intitulé "Dans la ville du massacre".


Beila (Caroline-Suzanne) en 1955
Dans ce climat, les Guitelman, comme beaucoup de juifs de Kichinev, choisiront de s'exiler, à l'automne 1904. Direction la Turquie de l'empire ottoman. 
Pourquoi avoir choisi cette route ? Une filière d'immigration moins coûteuse que celle pour l'Europe ou la Palestine ? 
Mystère total...
Frida, fille de Sima, née en 1908 à Constantinople, soeur
aînée d'Ida, Caroline et Jeannette, lors du mariage
d'une arrière-petite nièce en 2004 (propriété de l'auteur)
Deux premières filles naîtront à Constantinople : Frida le 22 mai 1908, et Beila (Caroline-Suzanne) le 18 mai 1910.
Au lieu de répondre à l'appel du sionisme naissant, ils choisiront ensuite la France lorsque les "Jeunes Turcs" arriveront au pouvoir
Après un long périple, ils débarqueront à Marseille, puis en septembre 1913 à Paris. Ils seront d'abord domiciliés au 1 rue Bachelet, dans le 18e.
Le 7 septembre 1915 naîtra Ida, puis Jeannette le 11 juin 1920 (au 22 rue Leibniz, Paris 18e, près de l'hôpital Bichat. Décédée le 29 avril 1981) et Maurice le 23 juillet 1923 (décédé le 20 mai 2005).
En avril-mai 1918, le consulat de Russie leur renouvelle un permis de séjour et les Guitelman seront naturalisés français après seulement un an de démarches, par décret signé Louis Barthou, du 20 mai 1927 (Barthou tué par une balle perdue d'un policier le 9 octobre 1934 à Marseille, lors de l'accueil du roi de Yougoslavie Alexandre Ier, assassiné sur le trajet, alors qu'il venait en France pour négocier une alliance face au péril nazi). 
Leur déclaration de demande de la nationalité remontait au 9 décembre 1925.

Sima Guitelman :
sa plaque de brocanteur
Dans cette famille où les parents ne parlent que le yiddish, on respecte les fêtes et les traditions juives, mais on souhaite s'intégrer au plus vite dans cette société française si accueillante. 
Sima survit grâce aux "shmatès" et à la brocante. 
Nouchem, tailleur, est spécialisé dans la boutonnière à domicile.
Ida et Jeannette, ont grandi dans le 18e arrondissement. 
Elles ont fait leur "bat-mitsva" mais vont à l'école publique. Elles se sont mariées à des "goys". 
Jeannette, employée aux Galeries Lafayette, partira en juin 1940 pour Limoges où le magasin a replié une partie de son personnel pendant l'exode. 
Revenue à Paris, elle sera sténo-dactylo dans les bureaux des Galeries à partir du 25 août 1940. 
Le 1er mars 1941, elle épouse André Noël (1919-1989), magasinier aux Galeries de 1935 à 1939 puis, après sa démobilisation, réparateur de stylos à partir de février 1941 à Colombes puis à Paris. 
En raison de l'aryanisation des biens juifs, les administrateurs des Galeries, Théophile Bader, Raoul Meyer et Max Heilbronn, tout comme 129 employés juifs, seront contraints de démissionner. Jeannette quitte ses fonctions au 31 juillet 1941.

Jeannette Guitelman (dr)
Maurice Guitelman (dr)
Jeannette, avec son jeune frère Maurice, mécano chez Renault, et leurs parents seront cachés jusqu'à la Libération en Seine-et-Marne à Saint-Pierre-les-Nemours, chez ses beaux-parents. 
Pierre Noël, industriel parisien à la tête de l'entreprise de stylos plumes Edacoto, et son épouse Charlotte y possédaient une résidence secondaire, route de Larchant.
Le 6 juillet 1944, mon frère Gérard y naîtra.

Le frère de Sima, Nathan Abramovitch, né le 18 décembre 1869 à Odessa, n'a pas eu la même chance. 
Réfugié russe avec son épouse Sophie (Sajdic), née Malamed, en 1868 à Odessa, ils seront raflés le 11 février 1943. 
Une rafle sur Paris et sa banlieue visant les "juifs apatrides" proposée par la police française pour "officiellement" éviter la déportation des juifs français.
Internés à Drancy, ils seront déportés à Auschwitz par le convoi n° 49 le 2 mars 1943, avec mille personnes dont 33 enfants. Il n'y aura que six survivants en 1945... 
Ils habitaient 7, rue de la Clef à Paris 5e, et avaient six enfants (trois garçons et trois filles dont une prénommée Rose-Aimée). 
La fiche de Nathan à Drancy stipule : "son fils est prisonnier de guerre". 
Dans les listes de prisonniers, on ne trouve que deux Abramovitch et compte tenu des dates de naissance, il pourrait s'agir - mais rien ne prouve sa filiation - de Constantin Abramovitch, né le 27 mai 1907 à Bialystock (Russie), soldat de 1re classe du 118e RAL, prisonnier au stalag IV B. 

Michel Urmann (The Jacob 
Rader Marcus Center of the 
American Jewish Archives)

Quant aux enfants de Caroline-Suzanne et de Frida, Michel Urmann et Jeannine Lajzerowicz (née le 6 avril 1931), qui fréquentaient le patronage de la Maison Verte dirigé par le pasteur protestant Jean Jousselinils seront cachés de mai 1943 jusqu'à la Libération, au château de Cappy à Verberie, dans l'Oise, où Jousselin avait créé le Comité Protestant des Colonies de Vacances. 
Grâce à cette oeuvre, ils seront sauvés. 
Leurs noms figurent, avec 26 autres enfants, sur le site du Comité Français pour Yad Vashem, sous le titre de "Personnes sauvées".
Quelque 137 personnes, toutes juives, dont 87 enfants, échapperont ainsi à la déportation. 
Le pasteur Jousselin sera fait Juste devant les Nations, en 1980.

Qui était vraiment Alfred Jurgens ?


L'action d'Alfred Jurgens sera déterminante pour le sauvetage d'une grande partie de cette famille qui vivait dans le 18e arrondissement, quartier très exposé aux arrestations. 
Comme pour la recommandation d'Hennequin, on ignore ce qui a poussé Alfred Jurgens à aider une famille juive. 
Son activité de traducteur lui a conféré un rôle de second plan qui, finalement, sera reconnu par les autorités à la Libération.
En mai 1941, lorsque le commissaire Charles Permilleux est nommé commissaire principal chargé des affaires juives, Jurgens est affecté à cette brigade très active dans les arrestations de juifs. 
La commission d'épuration la créditera de 5.000 arrestations. 
Les inspecteurs Cherpin, Hubert, Laville, Jurgens, Galbe, Santoni, détachés auprès du service IV/B de la Sipo-SD,  comptent parmi « les plus acharnés des "mangeurs de juifs" » rappellent Berlière et Chabrun, dans "Les policiers français sous l'Occupation". (7)
Dans un rapport du 1er juillet 1941, Dannecker qualifie même de "troupe d'élite" ces policiers affectés à la police anti juive. (7bis)
Mais à la Libération, Jurgens ne sera pas renvoyé devant la cour de justice. 
Celui qui faisait équipe avec Henri Jalby, n'était-il qu'un simple traducteur, accompagnant les allemands au camp de Drancy ? 
On lui reprochera 300 arrestations. Aussi, en avril 1945, devant la commission d'épuration, il déclare : « Aux Renseignements généraux on m'en a relevé 48 »
Il reconnaîtra seulement les " arrestations de juifs trafiquants avec la Gestapo ". 
«  Je n'avais aucune qualité pour faire des arrestations. Personnellement, je n'ai fait aucune arrestation de mon propre chef. Je n'ai fait qu'y assister » explique-t-il.
Il précise : « Je suis arrivé à Drancy avec Dannecker. J'y suis allé également avec Henrichson pour me charger de faire les traductions. » (8)
Sa mise à disposition de Dannecker remonte à octobre 1940 mais durera seulement quelques semaines. Il se justifie : « J'étais forcé d'accompagner cet officier partout où il allait » avant d'être affecté en mai 1941 au service juif de Permilleux. 
« François ne voulait pas me reprendre dans son service, les Allemands l'ont forcé à m'y remettre. M. François m'avait dit "non, mon petit, il ne faut pas partir. Il faut que vous restiez là »  (audition du 6 avril 1945)
Il dira avoir toujours agi en qualité de bon français et, devant ses juges, il posa cette lourde question : « Est-ce que je devais sacrifier mon père et ma mère ? », expliquant le chantage dont il était l'objet. 
Relaxé par la chambre civique, suspendu le 1er septembre 1944, il sera révoqué sans pension à la Libération. Son dossier sera classé par le Parquet (dossier de procédure AN, Z5 286 n° 8657). 
Un classement obtenu malgré une plainte du 24 novembre 1945, qui mettait en avant des violences, menaces et injures : Edith Seras, déportée en juillet 1943, rapatriée en avril 1945, accusa Jurgens de l'avoir maltraitée, giflée, et de l'avoir menacée, elle et son enfant de 4 ans. « Il a dit qu'il serait coupé en morceaux, s'il le fallait, pour me faire avouer ». (cité par Laurent Joly, L'Etat contre les Juifs, Vichy, les nazis et la persécution antisémite, Grasset 2018, p. 197-201, note 26).
On retrouve aussi Jurgens, Jalby et Cherpin dans l'arrestation d'Annette Zelman à son domicile, boulevard de Strasbourg (Paris 10e) le 22 mai 1942, alors qu'elle devait se marier avec un non juif. 
Déclarée comme juive à Bordeaux, elle ne s'était pas soumise au recensement d'octobre-novembre 1941 et sera déportée par le convoi n°3 du 22 juin 1942.
En dépit de plusieurs plaintes, Cherpin, Jalby et Jurgens obtiendront un non-lieu. (8bis)

Amnistié en 1953, Jurgens sera réintégré en 1954 et nommé sous-brigadier en 1955.
Reclassé en 1962, il est nommé officier adjoint en 1963 puis il passe à l'échelon exceptionnel en 1967 et pourra prendre sa retraite à 55 ans, en 1969. 
Il meurt à 74 ans,  le 22 mars 1993, à son domicile de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne).
Son collègue Jalby, révoqué sans pension, verra son dossier classé en 1948. En 1949, suite à un recours, il est mis à la retraite d'office avec rétablissement rétroactif de sa pension à compter de juin 1948. (Berlière et Chabrun, "Les policiers français sous l'Occupation", Perrin 2001, p.289)

Le sauvetage du réseau CDM plutôt que la défense de la Préfecture de police...


Lettre du 25 août 1944 du chef d'escadron Triquigneaux 
attestant de l'action d'Emile Seurat
Emile Seurat comparaitra aussi devant la commission d'épuration le 12 mai 1945.
(dossier n° KB 98, aux archives de la police). (9)
Motif : "Une mauvaise mentalité" liée à son refus de participer à partir du 15 août 1944 à la "grève insurrectionnelle" de la préfecture de police, en vue de la Libération. 
Lors de ces journées historiques, il préféra être ailleurs, prétextant qu'il ne s'était jamais servi d'armes.
Quand la commission lui demande ce qu'il pense de la République, Emile Seurat répond : 
" Je suis plus heureux en République que du temps des Allemands. 
Ma femme est israélite. Elle a été arrêtée par des collègues ".
A la question 
« Quelles étaient vos relations avec les autorités d'occupation ? » il répond : « Ils sont venus chercher ma femme chez moi ».
Cette comparution sera sans suite. 
Quelques mois plus tard, "Mimi" sera nommé inspecteur principal pour son action dans la Résistance et le sauvetage en août 1944 de 32 personnes du réseau CDM, dont trois officiers généraux et quatre officiers supérieurs, arrêtés pour camouflage d'armes. (10)
Le réseau CDM avait été démantelé le 10 décembre 1943 à Lyon, après un coup de filet d'une quinzaine de soldats allemands. 

Une page du livre d'Arnaud Berthonnet : Gagneraud père et fils (1880-2010)
130 ans d'une histoire industrielle et familiale


L'historien d'entreprise Arnaud Berthonnet, précise dans un livre consacré à la saga familiale des Gagneraud - à la tête du groupe industriel de travaux publics et de transports fondé en 1880 dans la Creuse -, le rôle joué par Emile Seurat (lire la page reproduite ci-contre).
Parmi les prisonniers se trouvent Jean Seurat, le frère d'Emile, qui travaille depuis 1922 pour Marcel Gagneraud, son fils Francis Gagneraud, Sylvain Floirat l'industriel futur patron d'Europe n°1 et leur ami fidèle André Frossard (1915-1995). 
Grand-mère maternelle protestante, grand-mère  paternelle juive, Frossard s'est converti au catholicisme en 1935. Après-guerre, il deviendra un journaliste célèbre, élu à l'Académie française en 1987.
Incarcérés huit mois au Fort de Montluc, dans la "Baraque aux Juifs", ils seront interrogés par Klaus Barbie. 
En janvier 1944, trois détenus mourront, tellement les conditions de vie y sont atroces. André Frossard racontera sa détention dans son livre de souvenirs "La maison des otages" (Fayard, 1960). 

Les instances militaires confirment
le rôle joué par Emile Seurat
Marcel Gagneraud, laissé en liberté début 1944, vivra caché et reprendra ses activités dans la résistance. 
Il charge Emile Seurat de maintenir le lien entre les membres encore en liberté de CDM et leur nouveau chef, de Brétizel en lui procurant de fausses identités : Orsetti, Lefebvre, Borel, Le Baron.

Le 16 août 1944, "Mimi" fait le choix de ne pas rejoindre la Préfecture de police à quelques jours de la libération de Paris. 
Il vient d'apprendre que son frère Jean et d'autres prisonniers de Montluc ont été transférés à la prison de Fresnes.
Emile lui rendra visite et obtiendra ainsi de précieux renseignements sur les autres membres du réseau, arrêtés. Grâce encore à de faux papiers, il obtient leur libération du directeur de la prison. 

Ces faits, il en fera état devant la commission d'épuration qui lui reprochera néanmoins son attitude. 
«  Je ne suis pas resté à la préfecture car j'avais à transmettre des ordres à Lyon » ajoute-t-il.
De hautes instances militaires confirmeront son rôle actif dans le sauvetage des hommes du CDM (lire ci-contre la lettre adressée au préfet de police le 26 mai 1945).

Grâce à cette action plusieurs cadres du réseau seront libérés : le général de Labretaigne du Marzel, directeur du matériel, et son adjoint le général de brigade Arthaud, le général Pezerat, directeur régional à Clermont-Ferrand, les colonels du Tartre et Foare, le lieutenant-colonel Fallertin, le capitaine Mascaro, l'adjudant-chef Ollier, et 23 civils employés dans les sociétés de transports, tous arrêtés pour camouflage de matériel et motorisation de l'Armée Secrète.

Le même jour à Montluc, Francis Gagneraud, directeur régional de la société Eclair à Lyon, et André Frossard sont libérés par un adjudant de la Wehrmacht, alors que leur déportation vers l'Allemagne semblait imminente. 
Ils comptent parmi les sept rescapés de la "Baraque", soixante-douze autres détenus juifs et trente-six autres ayant été massacrés à l'aérodrome de Bron entre le 17 et le 21 août 1944, sur ordre de Klaus Barbie.
Pour André Frossard, cette libération est "miraculeuse". Il la relatera dans son livre "Dieu existe, je l'ai rencontré" (Fayard, 1969 p. 320-322).

En 1945, Emile Seurat quitte la police à sa demande. Il se mettra au service de la société Gagneraud jusqu'à sa retraite fin 1978, à 71 ans. 
Croix de guerre en 1946, médaille de la Résistance en 1948, médaille de la France Libre en 1952, médaille militaire en 1961, chevalier de la Légion d'Honneur en 1977 puis officier en 1984, Emile Seurat est décédé en 1997 à l'âge de 90 ans.
Après-guerre, Ida a retrouvé une vie normale. En 1962, le couple qui a eu trois enfants, s'installe à Ville-d'Avray (Hauts-de-Seine). 
Au terme d'une vie paisible, Ida est décédée dans sa 104e année, le 25 avril 2019.
Inhumée le 2 mai 2019 au cimetière des Longs-Réages (division C, section O, tombe 532) de Meudon, 29 avenue de la Paix, elle repose aux côtés de son mari, Émile, né le 6 novembre 1907 à Boulogne-sur-Mer, décédé le 2 juillet 1997.

Thierry Noël-Guitelman

(1) CDJC-XXVa-203 Lettre du 27 octobre 1942.
(2) Maurice Rajsfus : " Opération Etoile jaune " (Le Cherche Midi, 2002) p.119.
Dans " La police de Vichy " (Le Cherche Midi, 1995), Maurice Rajsfus, évoquant ce cas rare (p. 110) parle de " demande à la fois habile et émouvante ".
(3) Le service secret du CDM était dirigé par le commandant Mollard, arrêté par la Gestapo en septembre 1943.
Une section spéciale du CDM se constitua dans les parcs des sociétés de transports, pour camoufler 8.000 véhicules.
Fin 1941, le CDM était en mesure d'équiper en armes légères le double de l'armée de l'Armistice. Des matériels utilisés par les maquis et en 1944, les stocks non distribués seront mis à disposition de la 1re Armée Française.
Le service du CDM paiera cher son action : 91 morts, 106 déportés et 200 internés.
Le 27 août 1945, le colonel Emile Mollard, de retour de Buchenwald, sera cité par le Général De Gaulle. (Bulletin n°132 de l'Association d'études historiques " Symboles et traditions " (juin 1998). p.7 à 11).
Lire aussi " La première résistance : le camouflage des armes - Les secrets du réseau CDM 1940-1944 ". Philibert de Lois (Editions L'Esprit du Livre, 2010).
(4 et 5) Entretien d'Ida Guitelman avec l'auteur (juin 2004).
(6) L'annexe du service IV-J de l'avenue Foch, installé dans les locaux de l'Ile de la Cité, s'installera au 19, rue de Téhéran.
(7) Jean-Marc Berlière et Laurent Chabrun : " Les policiers français sous l'Occupation " (Perrin, 2001) p. 284-289.
(7bis) CDJC-XXVI-1 
(8) Archives de la Préfecture de Police de Paris. Dossier d'épuration n° KB 59.
Patrice Arnaud, Fabien Theofilakis : " Gestapo et polices allemandes " (CNRS Editions, 2017) note 277
(8bis) AN, Z6NL 15862, affaire classée le 22 avril 1947. AN, Z6NL 17914, affaire classée le 15 avril 1948. AN, Z5 286, dossier 8657. Trois classements par la cour de justice de la Seine et le tribunal militaire permanent de Paris. Cité par Laurent Joly : "Dénoncer les juifs sous l'Occupation" (CNRS Editions, 2017, p. 92-107)
(9) Archives de la Préfecture de Police de Paris. Dossier d'épuration n° KB 98;
(10) Lettre manuscrite en possession de l'auteur, du 26 mai 1945, du général Blanc et attestation du chef d'escadron Triquigneaux, successeur du Lt-Col Mollard, du 25 août 1944. 
Le site des Français Libres : http://www.francaislibres.net/liste/fiche.php?index=96251

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